Fyctia

Mon thé est froid. J’ai beau l’avoir réchauffé trois fois de suite, il finit toujours par refroidir. J’étais persuadée que le CBD était juste une plante relaxante. Pourtant, partir à sa recherche me désespère au plus haut point. J’ai l’impression d’être à la quête du nouveau super-héros Marvel tellement les appellations sont alambiquées. Critical Cheese ? Strawberry Haze ? Gorilla Glue ? Mais qui a pondu des noms pareils ?

— Tu t’en sors ? demande Luc en revenant dans la cuisine.

Je pousse un long soupir en me frottant les yeux. Mon mal de tête a été multiplié par le nombre d’onglets ouvert sur ma page internet.

Mon meilleur ami me jette un bref regard en retirant sa plaque du four. Il m’a donné deux jours pour le convaincre que mon idée de génie ne risque pas de plomber notre économie. Sur le papier, l’offre est alléchante. Un biscuit au CBD, pour vous relaxer tout en gourmandise. Cependant, Luc a pointé du doigt un détail qui a son importance. Les petits chiffres présents à côté de chaque fleur. Certaines variétés extrêmement coûteuses. J’ignore si acheter moins cher signifie baisser en qualité. Pour rentrer dans les clous, le prix de nos biscuits sera forcément plus élevé que nos classiques. Si le CBD est un solide argument de vente, les clients seront-ils à dépenser plus ?

— Et si le CBD gâchait tout ? lancé-je subitement en pivotant sur ma chaise.

Luc retire ses gants et s’approche de moi pour fixer mon écran.

— Tu as bien dit que tu allais commencer par faire des échantillons. On fait un essai et si ça rate, c’est pas grave.

La grimace qui apparaît sur mes lèvres n’échappe pas à Luc.

— Si ça rate, ce n’est pas grave, insiste-t-il doucement.

— Mais…

— On trouvera autre chose. Tu pourras toujours faire des biscuits aux fruits confits.

Ma peine est soufflée par son idée stupide.

— C’est comme ça que tu consoles ? Des biscuits aux fruits confits ? Mais tu es mon ami ou mon ennemi ?

Je peux accepter que j’ai un léger problème avec l’échec. Je ne supporte pas ça. C’est maladif. Si je me trompe ou que les pièces du puzzle ne s’emboîtent pas facilement, je peux, légèrement, perdre mes moyens. Mais de là, à vouloir me faire prendre une direction complètement inattendue. Avec un ingrédient que je déteste. C'est une tentative de sabotage.

— Tu es de mèche avec Carine, c’est ça ? Elle t’a offert combien pour me saboter ? Elle a bien vu que sa pétition ne menait à rien alors elle a décidé de mettre les bouchées doubles ? Et dire que je te pensais mon ami.

Mon air faussement dramatique le fait sourire. Il riait un peu moins lorsque j’ai eu vent de cette tentative de coup d’état. Pour faire court, Flocon a vraiment failli se faire kidnapper. Mais prise de pitié pour cette petite bête inoffensive, j’ai laissé tomber l’affaire. Seulement, Raphaël n’en est pas une. Et j’ai bien envie de lui montrer de quel bois je me chauffe.

Je retourne à mon poste de travail et récupère ma tasse. J’en bois machinalement une gorgée avant de me souvenir que j’ai horreur du thé froid.

— Tu sais quoi… Je vais abandonner le concept des biscuits au CBD. Je vais en faire au piment, et demander à Raphaël d’être mon goûteur.

Lorsque je repose le mug loin de moi, une charmante tête vient se nicher sur mon cou pour observer mon ordinateur.

— Tu ferais mieux de te contenter du CBD, lance Luc. Tu imagines la mauvaise presse ?

— Donc finalement, tu me soutiens dans mon idée farfelue ?

Il soupire doucement et pointe l’écran.

— Tu n’as qu’à prendre 3 variétés au hasard et on verra laquelle est la meilleure.

— Super, mais y en a quand même une cinquantaine.

Luc s’empare de la souris pour s’intéresser davantage aux différentes propositions. Il fait défiler la liste de fleurs qui posent fièrement devant l’objectif. Pour moi, elles se ressemblent toutes.

— Au goût légèrement chocolaté s’ajoute une note de pin et accentuée par des saveurs de diesel tenaces en bouche, lit-il. Saveur de diesel ?

— Crois-le ou non, mais je préfère vendre des biscuits saveur diesel qu’aux fruits confits.

Il cligne lentement des yeux avant de secouer la tête.

— Je ne sais pas si c’est ton entêtement ou ton goût douteux qui m’inquiète le plus, déclare-t-il.

Après avoir reçu un habile coup de poing dans le coude, Luc esquisse un sourire en coin et s’éloigne pour retourner à sa prochaine tournée. J’abandonne l’idée des biscuits saveur diesel et ajoute dans mon panier différentes variétés de fleurs. Une avec des notes de vanille, une autre aux épices et la dernière avec une senteur plus neutre. Personnellement, j’ignore si ces saveurs ressortiront suffisamment dans mes créations. Mais j’ai hâte de relever le challenge.

Même si la proposition m’a agacée aux premiers abords, je ne peux nier le fait que mes meilleurs biscuits sont le résultat d’un défi. La plupart du temps lancé par mon ami. Tout a commencé comme ça, professionnellement parlant, entre nous. Pendant nos séances de révisions au lycée, j’étais celle qui remplissait les estomacs de tout le monde. Luc plaisantait souvent sur le fait que je devrais monter ma propre pâtisserie. Il était hors de question que je m’engage seule dans cette affaire, alors il a haussé les épaules et dit : « Et si je le fais avec toi ? ». J’étais prête à sauter dans le vide et il était là pour me tendre la main, comme toujours.

Cela fait 5 ans que nous travaillons ensemble dans cette biscuiterie, la nôtre, et je ne peux imaginer meilleur partenaire. Même s’il a tendance à ronchonner un peu trop.

J’abandonne Luc pour amener les gâteaux fraîchement préparés dans les vitrines. La plupart du temps, nous œuvrons via des commandes en ligne. Au début, nous surfions sur la mode des biscuits personnalisés. Et puis, de fil en aiguille, le succès a été au rendez-vous. Là où personne ne croyait en notre projet de vendre des biscuits, notre établissement est devenu le plus célèbre de la région. Récemment, nous avons même transformé l’essai en proposant des boissons pour les clients qui désirent flâner un peu plus dans la boutique.

Je pose le dernier biscuit sur les étals, laissant échapper un soupir de fatigue lorsque la porte s’ouvre avec fracas, annonçant l’arrivée d’une tornade en bottes à talons.

— Où est ma nièce préférée ?