Fyctia
Chapitre 5 - Partie 3
Sur la pointe des pieds, nous pénétrons dans la petite maison par la porte principale. Ian semble bien connaître les lieux, puisque, d’un pas sûr, il me guide le long du couloir encombré sans avoir besoin d’allumer la lumière. Arrivé devant une porte vitrée, il s’arrête et se tourne vers moi, l’index posé contre ses lèvres. N’ayant pas bien anticipé ses mouvements, je me stoppe bien trop près de lui et manque de le percuter : avec un demi-sourire, il pose sa main sur mon épaule pour m’empêcher de trébucher. Je ne devrais pas réagir. Ou du moins… pas comme je le fais. Ma respiration se bloque, mes dents se plantent dans ma lèvre inférieure et je me fige, les yeux rivés sur sa bouche qui s’incurve de manière sexy. Mon Dieu ! Suis-je vraiment en train de baver devant ce type que je connais depuis deux pauvres heures ? Arrête ça tout de suite, Heaven.
N’oublie pas : on ne peut faire confiance à personne.
Par chance, il ne semble pas relever et ouvre la porte avec discrétion, avant de me faire signe de le suivre. Nous pénétrons dans une cuisine d’un autre âge, aux meubles en bois massif et au plan de travail carrelé. Partout où mon regard se pose, il y a des casseroles en cuivre, des bibelots en bois ou des verrines de nourriture, des rideaux en crochet à l’odeur de lavande un peu trop prégnante. J’ai immédiatement l’impression d’être chez ma grand-mère Hilda.
Ian me désigne une chaise du menton et, avec une efficacité sans pareil, s’attelle à nous préparer un encas.
— Installe-toi. On va grignoter un bout vite fait. Lorna dort à poings fermés à cette heure-ci, mais elle me tuera si elle sait que je t’ai laissée sans manger.
En deux temps trois mouvements, il dépose du pain, du fromage et de la confiture sur la lourde table, entre nous, avant de nous servir un café chaud. Aussitôt, j’enroule mes doigts autour du mug en porcelaine pour savourer la morsure de la chaleur contre ma peau froide. Les paupières closes, je hume les effluves caractéristiques, qui ont un effet salvateur sur mon moral. Là, dans la cuisine qui date du siècle dernier, attablée avec un inconnu qui pourrait me découper en petits morceaux, je me surprends à soupirer d’aise.
Face à moi, le dos calé contre le dossier, les mains sur sa tasse, Ian me dévisage. Mais il n’y a rien de déplacé dans sa façon de me regarder. Aucune lueur d’envie ou d’animosité : non, il se contente de détailler mes traits. J’imagine que, avec les mèches roses striant mes boucles blondes, mon maquillage qui a dû couler et mes joues rosies par le froid, je ne dois rien avoir de désirable ! Pas étonnant qu’il fronce du nez en me demandant :
— Ça va mieux ? Tu as l’air…
Ian semble chercher le mot juste, sans parvenir à mettre le doigt sur le terme exact. Dans un élan de fierté mal placée, je me redresse sur ma chaise et lève le menton.
— Tout va très bien.
Il se met à rire.
— Oh, j’imagine ! Être coincée dans sa voiture au milieu de nulle part, c’est tout ce qu’il y a de plus normal. J’imagine que tu pleurais de joie ? Ou alors, c’est cette chanson qui te faisait pleurer. Elle est si…
— Eh ! On ne critique pas la chanson ! grogné-je.
Je me mets à rire à mon tour, pouffant derrière ma main pour étouffer le bruit lorsqu’il lève les mains en signe de reddition.
— Je ne critique pas ! C’est juste… pas ma came.
— Et c’est quoi, ta « came » ?
J’arque un sourcil circonspect tout en mimant des guillemets, avant de croiser les bras d’un air de défi. J’imagine qu’il va me sortir des noms bien ringards, datant du siècle dernier et qualifier la musique actuelle de bruit, comme le fait mon père.
— Hum… disons que je suis plus Imagine Dragons que Céline Dion.
J’en reste bouche bée.
— Je les adore aussi !
Nous nous lançons dans un grand débat sur les qualités et les défauts des groupes de rock actuels. Une chose en amenant une autre, me voilà en train de lui raconter comment j’en suis venue à désirer ouvrir mon propre garage. Bien entendu, je passe sous silence ma véritable identité et les activités louches dans lesquelles j’ai grandi.
— J’avais vraiment besoin de prouver à mon père que je pouvais m’en sortir seule.
Ian ne répond pas et avale une longue gorgée de café.
— Quoi ? demandé-je.
— Rien… c’est juste que… À sa place, je ne sais pas si j’aurais pu accepter de te laisser partir.
Alors que je m’apprêtais à l’imiter, ma tasse reste bloquée à mi-chemin entre la table et ma bouche. Quoi ?!
— Je veux dire que… te laisser toute seule ? De nos jours ? Il y a des tarés à tous les coins de rue !
— Rhooo, il ne faut pas voir le mal partout, répliqué-je en roulant des yeux.
— Je dis juste qu’une gamine de ton âge ne devrait pas être si imprudente.
Nous y voilà. Mon poing se serre sur la table tandis que je marmonne entre mes dents :
— Je ne suis pas une gamine.
Combien de fois ai-je dû me justifier face à des hommes ? Combien de types ont poussé la porte de mon garage en demandant à parler au patron ? Et combien ont cru pouvoir s’approcher de mon père en essayant de m’amadouer ?
Pour couronner le tout, j’ai commis une erreur de débutante : je me suis laissée berner par le premier venu. Tout ça parce que j’ai eu la naïveté de croire qu’il m’aimait ! Avant que je ne le réalise, les larmes commencent à rouler sur mes joues. Lorsque la première vient s’écraser sur mon poignet, j’entreprends de les effacer d’un geste rageur.
— Eh…
Ian se lève, contourne la table pour venir s’accroupir à mes côtés. Devant mon obstination à ne pas le regarder, il agrippe les bords de ma chaise et tourne mon siège vers lui. Il reste là, à la hauteur de mon visage, à me regarder pleurer pendant de longues minutes. Il n’essaie pas de m’en dissuader, ne cherche pas à comprendre : il se contente de frotter ses pouces contre mes genoux, d’attendre que la crise soit passée.
Merde ! Moi qui m’emporte à la simple mention de mon âge, me voilà en train de chouiner comme une idiote en reniflant bruyamment.
Je crois que je suis incapable de lutter davantage.
Quand, enfin, mes sanglots se tarissent, Ian saisit une serviette en papier qu’il me tend. Je le remercie d’un petit haussement d’épaules accompagné d’un maigre sourire.
Pathétique !
6 commentaires
illusiona
-
Il y a 4 mois
JULIA S. GRANT
-
Il y a 4 mois