Fyctia
Chapitre 4 - Partie 1
Ian
Loch Ericht, au beau milieu des Highlands
Lorsque le téléphone se met à vibrer une nouvelle fois, je ne peux m’empêcher de soupirer bruyamment. Un coup d’œil rapide sur l’écran me confirme ce que je sais déjà : je vais me prendre une soufflante du diable. Alors quitte à me faire rappeler à l’ordre, autant y aller à fond. Je laisse donc le portable sonner sur le siège passager et je monte un peu plus le volume de l’autoradio, sifflotant de concert avec Ed Sheeran.
Ce n’est qu’en garant mon véhicule sur le bas-côté, quelques miles plus loin, que je prends la peine d’envoyer un SMS à Ron, qui doit pester d’être tombé sur ma boîte vocale à plusieurs reprises :
Puis j’enfonce mon téléphone dans ma poche et mon bonnet sur ma tête avant de commencer mon périple, sacoche sur l’épaule. D’un pas décidé, j’avance à grandes foulées sur le chemin sinueux, mes écouteurs sans fil diffusant ma playlist préférée. C’est ça, le bonheur : le grand air, de la bonne musique et la solitude.
Certes, je sais que, quels que soient les arguments qu’il va me présenter, Ron aura raison. Il va sans doute me dire que je devrais être « plus comme ci » ou encore « moins comme ça ». Que je ne devrais pas ignorer les appels parce que mes proches pourraient s’inquiéter. Il arguera ensuite que je pourrais faire des efforts ou tenter d’être plus… je ne sais pas. Comme lui ? Oui, sans doute. Même s’il ne le dit jamais clairement, j’imagine que celui qui se rapproche le plus d’un ami parmi la foule anonyme de mes collègues voudrait que je rentre dans les cases.
Sauf que, des cases, moi, je m’en contrefiche. Je m’en foutais déjà avant, et mon récent changement de carrière n’a fait que conforter ce que je savais déjà : je ne suis pas fait pour la vie civile.
Peut-être que j’aurais dû écouter les avis, les recommandations. Chacun y est allé de son « tu devrais », « à ta place, moi »... Tout ce que j’ai envie de leur répondre, c’est que justement, ils n’étaient pas à ma place. Et la plupart des personnes les plus à même de me comprendre ne sont plus là pour en parler. Moi, j’ai de la chance. Je vis, je respire, je bouge. C’est toujours mieux que rien, non ? Mieux que ce grand vide, cette indifférence totale que je ressens à longueur de journée.
Pour preuve, je n’éprouve absolument aucun remords à ignorer les appels de mon collègue. Par contre, lorsque la voix de Sheeran est interrompue par Highway to Hell, sonnerie attribuée à mon meilleur ami, je n’ai pas d’autre choix que de stopper ma progression pour retrouver mon souffle avant de décrocher :
— Salut, Ced.
— Bordel, Cochrane, ronchonne-t-il. T’abuses. Ronald est à deux doigts de la crise d’apoplexie. J’ai dû lui offrir un café pour qu’il ne déclenche pas une alerte.
Je me marre en ajustant la lanière de mon sac bandoulière.
— J’ai encore deux ou trois contacts, s’il veut.
— Ah, ah. Très drôle. T’étais déjà aussi hilarant, au collège ?
Petit tacle discret, mais habituel. Cedric adore rappeler que nous nous connaissons depuis plus de vingt ans. Et si j’en crois nos dernières conversations, surtout rappeler subtilement que nous ne rajeunissons pas. Alors, OK, je dois avouer que l’annonce de son mariage prochain m’a surpris. Du haut de mes trente-quatre ans, je n’ai encore jamais songé à m’engager avec quelqu’un. Pas que je n’en aie pas l’envie, disons plutôt que la vie n’a pas forcément les mêmes projets pour chacun. Et, une fois encore, ma vie précédente n’incluait certainement pas le pack épouse-enfant-labrador.
— Nan, c’était toi, l’élément sociable de notre duo.
Je l’imagine déjà en train de redresser les épaules, plein de fierté, à l’abri, dans son bureau.
— Moi, j’étais le beau gosse, lâché-je, histoire de le faire redescendre sur Terre.
Mon meilleur ami se met à rire à son tour, me balançant un ou deux jurons, pour la forme. Puis, il retrouve son sérieux et, pendant une minute, sa casquette de rédacteur.
— Allez, sans rire. T’en es où ?
— Je suis là où Ron a refusé de me suivre. En pleine campagne écossaise, à crapahuter pour t’offrir les meilleures photos du coin. J’ai déjà une bonne centaine de prises de vues, mais j’ai envie de profiter du crépuscule avant de rentrer.
Comme pour marquer mes mots, je sors mon appareil et prends quelques clichés, histoire de tester la luminosité de cette fin d’après-midi.
— À sa décharge…, amorce Cedric.
Ouais. J’imagine difficilement Ronald, quarante-huit ans bien tassés et spécialiste des jardins de Sa Majesté, partir en randonnée toute la journée avec un ancien militaire qui fait douze bons pouces de plus que lui. La seule et unique fois où il a accepté de me suivre, c’était pour un reportage en ville… et j’ai cru le perdre. La marche n’est définitivement pas son dada.
Par contre, il peut rester des heures entières à attendre l’éclosion d’une fleur. Chacun ses compétences.
— Bref. T’as des nouvelles de Hastings ? continue-t-il, coupant net toutes mes envies de rire.
Merde.
— Pourquoi ?
Mon ton, soudain glacial, arrache un soupir à mon interlocuteur :
— Arrête. S’il m’a appelé, c’est que tu l’as rembarré.
Robert Hastings. Un nom que j’aimerais oublier. Pas que le type soit désagréable ! Mais il me rappelle bien trop ma vie passée.
— Écoute au moins ce qu’il a à dire. Oh ! Et… Ian ? Fais attention.
Lorsqu’il raccroche sans autre forme de procès, je retrouve le sourire en jetant un coup d’œil autour de moi. Faire attention ? Mais à quoi ? À l’horizon, rien de plus que des collines verdoyantes, des fougères luisantes d’humidité, du lichen et, bien entendu, le lac qui s’étire entre les vallons. Sa surface lisse et sans remous, véritable miroir naturel, brille sous les rayons du soleil couchant. Je dégaine mon Nikon et mitraille le paysage sans relâche. Je pourrais presque me marrer tout seul devant les mots que mon cerveau choisit. Comme quoi, on peut sortir un homme de l’armée, mais pas l’armée de l’homme.
7 commentaires
maddyyds
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Il y a 4 mois
francoise drely
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Il y a 4 mois
Alixia Egnam
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Il y a 4 mois
JULIA S. GRANT
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Il y a 4 mois
Alixia Egnam
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Il y a 4 mois
Samantha Beltrami
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Il y a 4 mois
Alixia Egnam
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Il y a 4 mois