Fyctia
Chapitre 2.1 - Bailee
Je suis une étrangère dans ma propre ville. Peut-être parce que je ne suis plus tout à fait la même personne. Enfoncée dans le fauteuil en cuir du SUV noir dans lequel je suis assise, les plaines de sauge et leurs buissons verts couverts de givre que j’avais presque oublié, magnifique et indifférent, défile sous mes yeux. C’est comme si je les voyais à travers un filtre. Mon esprit se perd entre le présent et le passé. J’essuie mes paumes moites sur mon jean, et descend la fenêtre. Les sommets dentelés de Grand Teton se dressent, majestueux, face à nous. Je jette un coup d'œil à Lenny, mon garde du corps. Ses yeux sombres vissés sur les contours de Jackson face à nous, il tient fermement le volant. Sa présence me rassure et je m’y cramponne pour ne pas perdre pied.
Un hoquet m’échappe lorsque mon visage, placardé sur un énorme panneau en bois, se dessine.
— Était-ce vraiment nécessaire ?
Dans le rétroviseur, je cherche les pupilles vertes et froides d'Adelia, mon agente. Ses cheveux blonds polaires sont tirés en arrière à la perfection, et comme toujours, ses écouteurs sans fils sont vissés à l’oreille et sa tablette en main. Je n’insiste pas, elle ne m’écoute pas. j’ai appris à taire ma voix.
Je fixe de nouveau le panneau, qui est maintenant si près que si je tends ma main il me semble pouvoir le toucher. Après cinq ans d’une carrière fulgurante, je me suis habituée à observer mes traits placardés un peu partout, à entendre mes chansons à la radio ou à me voir passer à la télévision… Mais aujourd’hui, revenir dans la petite ville qui m'a vu naître et grandir et que j’ai quittée sous les regards fiers et les félicitations de ma famille et de mes amis, ne me procure pas les émotions que j'éprouvais lorsque il y encore un an, je partais en tournée… Ca aussi, c’était dans une autre vie.
— Je ne vais pas y arriver, soufflé-je.
Ma salive se bloque dans ma gorge, un poids se loge dans mon ventre.
— Nous avons un contrat à honorer et toi, une image à redorer, objecte Adélia. Tu es en train de perdre de l’argent. Beaucoup d’argent. Et nous aussi. Nous avons des échéances, nous ne pouvons pas nous permettre de les manquer.
Len lâche un grognement agacé, à peine perceptible. J’avale ma salive. Je me détourne et mon reflet dans la vitre ne me renvoie qu’une version polie et rentable de moi-même. Où est passée la passion qui me faisait vibrer ? Où est passée la petite fille qui rêvait de créer ses propres mélodies ?
Je me sens acculée par les regrets, dépassée par le sentiment de ne plus avoir le contrôle sur ma vie. À leurs yeux, je ne suis plus qu'une formule à optimiser pour maximiser leurs profits.
Malgré ça et d’une certaine manière je tiens quand même à Adélia. Elle a été comme une grande sœur de substitution. Je ne suis sans doute qu’un contrat parmi d'autres pour elle, mais plus qu'être mon agente, elle a su tracer une ligne claire entre sagesse et fermeté. Elle m’a préservé des pièges éphémères et des illusions de gloire facile. Elle m’a offert une épaule solide sur laquelle m'appuyais. Mais en contrepartie j’ai fini par étouffer ma propre voix, jusqu’à devenir une marionnette malléable.
— J’ai l’impression d'être une coquille vide. Comment je suis censée faire ça ?
— Tu retournes dans ta ville natale, c’est l’occasion de te reconnecter avec ton public. Les médias adorent les retours aux sources.
— Tu crois vraiment que ça va marcher ?
— Ça n'a pas d’importance si j’y crois ou non. C’est ta seule chance. Alors tu te ressaisis pour être de nouveau la star que tu étais. C’est compris ?
La voiture se gare devant le Million Dollar Cowboy Bar. Je suis chez moi et je le réalise en ne pouvant détacher mes yeux de sa façade rustique et emblématique. Rien n’a changé, comme si cet endroit s’était figé dans le temps. Son enseigne lumineuse clignotante, les lettres géantes en bois vieilli, les affiches de concert. L'atmosphère brute et authentique qui s’en dégage est loin des clubs branchés et des salles de concert aseptisés que j’ai pris l’habitude de fréquenter.
Je ferme les yeux et les souvenirs affluent. Les soirées passées à chanter des reprises ou j'étais entourée de ma famille, de mes amis, Will à mes côtés… Les rires et les applaudissements chaleureux… Un nœud se forme dans ma gorge. Autrefois, c'était mon refuge et mon tremplin. Aujourd'hui j'ai appris qu'il ne faut jamais rien tenir pour acquis.
Une main forte et vigoureuse se pose sur mon épaule.
— Alors c'est ici que tout à commencé.
Je jette un coup d'œil surpris à mon garde du corps. Un rictus étire ses lèvres. Il n'est pas du genre à beaucoup parler et encore moins parler pour ne rien dire. Nous ne sommes pas très proches, mais il m'a toujours offert son respect, son soutien et sa protection.
— Je dois y aller, pas vrai ?
Il hoche simplement la tête, puis sort de la voiture, Adélia à sa suite. Je prends une grande inspiration et descend sur le trottoir lorsque Len m'ouvre. Mes jambes flageolent comme si elles avaient oublié de me porter. Je m'accroche à la portière, le visage en feu face à la foule, curieuse mais familière, devant moi. Le poids de mes derniers échecs m'assaillent. Je balaie la foule des yeux, errant, cherchant un visage en particulier.
Soudain, mon regard croise le sien. Celui de ma petite sœur. Katy est là, les yeux brillants, son sourire qui m'avait tant manquée illuminant son visage. Je sens un poids immense se soulever de mes épaules. Elle s'élance et je n'ai pas le temps de réaliser que ses bras s'enroulent autour de moi. Je respire son parfum. Elle n'en a pas changé et son odeur de vanille et de lavande me ramène un petit peu plus dans le présent. D'un coup, son corps contre le mien m’est arraché, me procurant un vide dévastateur. Katy se retourne et assène un coup de sac à main sur le bras de Len.
— Espèce de brute ! Laisse-moi tranquille !
— Du calme ! Je ne fais que mon travail.
— Ton travail, c'est de me séparer de ma sœur ?
Katy s'approche de lui, les yeux étincelants de colère.
— Tu te prends pour qui ?
— Je suis son garde du corps, je suis là pour assurer sa sécurité.
Lenny croise les bras sur sa poitrine, l'air impassible.
— Sa sécurité ? ricane Katy. Elle n'a pas besoin de toi pour la protéger de sa sœur !
Je les regarde, partagée entre l'amusement et l'inquiétude. Katy a toujours eu un caractère explosif, et Lenny n'est pas du genre à se laisser intimider. Je crains qu'ils ne finissent par se battre.
5 commentaires
natha_lit
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Il y a un mois
Marie Andree
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Il y a un mois