Fyctia

Mes doigts s’enfoncent dans les poils noirs et rêches du taureau. Je le sens frémir sous mes jambes. Mes cuisses se contractent autour de ses épaules puissantes, ses muscles roulent contre les miens comme pour me répondre en retour. Il souffle et gratte le sable. Un combat silencieux s’engage : l’ouverture de notre prochaine lutte, huit secondes à tenir sur son dos. On m’aide à appliquer de la colophane sur mes gants de cuir, puis je remets mes mains sur la corde. À partir de cet instant, elle devient mon seul ancrage. Je relève mon visage et mes yeux se plantent dans les prunelles vert clair de Scott, le contremaître du ranch ou je bosse.

— Je compte sur toi, Will ! Cette année, le trophée est pour toi !

Il me donne une tape sur l’épaule et j’acquiesce : j’ai travaillé trop dur pour qu’il me file entre les doigts. Je fixe la barrière qui me sépare de l’arène. L’ambiance dans celle-ci est toujours aussi folle. Un air de country s’élève des enceintes et couvre à peine les cris et les sifflements des spectateurs. Le haut parleur grésille et un frisson me dévale l’échine.

— Les cowboys sont plutôt exceptionnels ce soir ! Le prochain à se jeter dans l'arène est William Turner !

Mon cœur bondit. La cloche retentit. La cloison s’ouvre et la bête déchainée nous propulse dans l’arène sous les huées des spectateurs. Concentré, les doigts agrippés à ma corde, un compte rebours silencieux défile dans mon crâne.

Huit… sept… six… Le taureau furieux se déchaîne dans tous les sens, me secouant comme une poupée de chiffon.

Cinq… quatre… Je serre mes jambes autour de lui. Je serre les dents et les cuisses, enfoui la douleur…

Trois, deux…

Soudain, le taureau donne un coup de rein plus puissant, virevolte et me projette au sol. Une douleur lancinante se propage le long de ma colonne vertébrale au moment où la cloche retentit. Je me tourne aussitôt et adopte une position défensive, ventre à terre, avant bras sur mon crâne. Des étoiles dansent devant mes pupilles alors que le garde-barrière rameute l’animal furieux dans son enclos exigu. Quand je suis enfin sûr d’être en sécurité, je saute sur mes pieds pour aller récupérer ma corde quelques mètres plus loin, sans jeter un coup d’œil au tableau des scores.

Peu importe mon temps, je n’ai pas gagné et cette cinquième défaite me laisse un goût amer dans la bouche. J’ignore la sortie réservée aux cowboys et me hisse par-dessus les barrières, passant outre la douleur dans les jambes. Scott ne dit pas un mot, il comprend que c’est inutile à moins de souhaiter me contrarier davantage, Tyler mon meilleur ami, se contente de me tendre une serviette pour me débarrasser de la sueur.

— Tu es deuxième ! Sept seconde trois, C’est ton meilleur temps jusqu’à aujourd’hui, m’encourage Ty.

— Mais ce n'est pas suffisant.

Je la prends et m’essuie le visage et la nuque tout en écoutant les commentaires que déblatèrent mes deux potes sur celui qui a remporté la première place.

— Peut-être que tu devrais te focaliser sur toi, et pas sur ton obsession de battre Colby.

— Je ne suis pas obsédé, grogné-je.

Personne n’y croit, pas même moi. Mais c'est sans doute plus simple de me voiler la face. Je secoue la tête et lève les yeux au ciel tout en ignorant mon nom scandé dans les enceintes pour que je rejoigne le podium. Je préfère me faire encorner par un taureau plutôt que de m’afficher aux côté de celui qui n'est devenu qu'un inconnu pour moi, et le voir recevoir cette fichue coupe qui ne sera pas, une fois de plus, la mienne.

Le bras de Tyler s’enroule autour de mes épaules et il m’étreint avec force avant de me lâcher. Scott m’ébourrife les cheveux.

— Allez on se casse !

Je leur suis reconnaissant de ne pas insister. Ils le savent, c'est au-dessus de mes forces. Nous sortons des gradins et dévalons les marches qui nous ramènent au parking bondé. Dehors, de la buée s'échappe de ma bouche. La neige tombe en pluie fine et je fourre mes mains dans mes poches.

— On rentre se changer et on file boire un coup chez Josy ? J’ai soif et je compte bien trouver une nana à me mettre sous la dent ! ricane Tyler.

Je hausse les épaules même si je n’en pense pas moins. Mais la défaite à un goût amer, et je sais à peu près comment mieux la digérer.

Dans le pick-up, Scott monte le son de la radio et le trajet se déroule rythmé par les voix rauques et graveleuses de mes deux amis, ce qui m’évite de trop penser à cette journée de merde.

— Ava est chez sa mère ? demande Scott entre deux chansons.

— C’est son week-end de garde, affirmé-je.

— Tu devrais peut-être rester sobre alors… Tu sais au cas où.

— Je ne vais pas me saouler, c'est prévu… Mais, merci de t’en soucier.

— C’est normal, mon pote !

Son sourire dévoile une rangée de dents d’un blanc éclatant et je m'enfonce dans mon siège en soupirant.

De retour au ranch, je m'enferme dans ma chambre, au-dessus de la grange. Je déchausse mes bottes et me renverse sur le lit pour profiter de quelques minutes de solitude. Mon regard se pose sur le mur en bois, face à moi, rempli par les rubans et les trophées gagnés depuis ces cinq dernières années.

Depuis plusieurs mois, j'ai fini par me demander si dans le fond, tous ces triomphes avaient vraiment une signification, une importance quelconque.  Les prix s’accumulent, prennent la poussière, et je me sens de plus en plus blasé par chaque victoire, encore plus acculé par les défaites. Hormis Ava, hormis mes amis je n'ai personne avec qui les partager…

Si elle était là, tout serait différent.