Fyctia
Jenna
Monsieur Ballmer m’a prié d’attendre dans son bureau, je me sens comme une écolière convoquée chez le proviseur. J’ai commis une erreur et j’ignore son degré de gravité, mais les larmes de Rosa ne mentent pas.
Je les observe tous les deux par la baie vitrée. Mon futur ex-patron a proposé à son employée de rentrer chez elle auprès de ses enfants, puis il a tenu à la raccompagner. Il la serre dans ses bras, sous mes yeux blâmables. Elle lui caresse l’ovale de son visage, recule un peu, passe son index dans le creux marqué de sa joue. Maternante, elle tire sur le pan de la chemise trop ample pour lui. Il sourit tendrement, embrasse Rosa sur le front avant de s’éloigner.
Je guette le bruit de ses pas dans le couloir, mais le temps reste suspendu. Trop longuement à mon goût. Mes respirations saccadées trahissent mon angoisse. Pour me calmer, je me concentre sur la pièce pour me défaire de mes émotions négatives et découvrir si la décoration révèle l’âme du propriétaire.
Les tons beiges et bruns procurent un sentiment de chaleur et de réconfort. J’aime le mobilier sobre, loin de certains bureaux, vitrines de réussite. Au mur, les clichés de famille occupent une place privilégiée, mais je ne vois pas de portraits d’enfants ou de photographies de mariage.
Mon visage se tourne vers le canapé. L’oreiller et le plaid en boule ressemblent plus à un refuge pour la nuit. Je me demande s’il a abandonné sa chambre ou simplement effectué une sieste entre deux séances de travail. Instinctivement, je repense au teint cireux qui avait frappé mon attention la veille, et à son corps enseveli par la peine. Alors, je tente d’établir un lien avec les pleurs de Rosa.
Je fais volte-face ; il est là sur le seuil de son bureau, les yeux rougis. Comme une évidence, je comprends qu’un drame se joue. Le sien. Rosa a fait un don de larmes, elle souffre pour lui. Il me dévisage surpris par mon regard insistant. Mais, je ne peux m’empêcher de rester ancrée dans le bleu et le vert de ses iris, traversés par une lueur ombrageuse, presque chaotique.
Même si nous sommes seuls dans la maison, il ferme la porte ; peut-être pour clore ce nouvel épisode éprouvant. Sans un mot, il me fait signe de m’asseoir. Il tire d’un tiroir un document et un stylo, puis le dépose devant moi.
À cet instant, sa posture change ; il reprend un peu d’assurance. Le PDG en lui s’éveille et fait reculer temporairement le personnage brisé.
— Vous devez certainement vous demander ce qui se passe et pourquoi je vous reçois chez moi, prononce-t-il. Mes avocats souhaitent que vous signiez une déclaration de confidentialité avant que je puisse vous expliquer quoi que ce soit. Ce que je vais vous révéler pourrait ternir la valeur de ma compagnie sur les marchés boursiers. Je suis responsable du maintien des emplois de milliers de personnes, et il est hors de questions de jouer leur histoire à coup de spéculations et de rumeurs. Fondées ou non.
Il pousse la feuille plus près de moi. Mes pensées s’égarent un moment sur l’étrangeté de notre rencontre, et sur la façon dont une simple carte de visite a fait rentrer cette personne et toute sa vie dans la mienne. J’imaginais venir à un banal entretien d’embauche et me voici au milieu d’une tempête dévastatrice.
Cet homme à la tête d’un empire est si seul, complètement à nu, face à moi. Les questions courent dans mon crâne, ma bouche s’ouvre plusieurs fois, mais se ferment définitivement devant ses yeux qui paraissent me dire : ne me lâche pas.
Toujours silencieuse, je signe et l’encourage d’un sourire.
— Bien, nous pouvons commencer, reprend-il.
Pourtant, il demeure muet pendant de longues secondes. En soufflant, il me tourne le dos. Seul avec sa souffrance. Face à la fenêtre, il cherche le cran pour me parler. Enfin, les mots coincés s’extirpent petit à petit, puis ses émotions finissent par dégueuler de ce cœur bancal.
La gorge serrée, j’écoute sa voix de velours atténuer la cruauté de son récit : l’accident, la disparition de son beau-frère, sa sœur porteuse de vie et de mort pendant des semaines.
Les faits divers ont réservé quelques lignes pour cette tragédie ordinaire pour les autres ; inacceptable, révoltante, intime pour lui et sa famille. Je n’ose même pas imaginer vivre sans la présence familière de mon père à mes côtés. Mon âme est tourmentée, mais celle de Monsieur Ballmer est un vrai champ de bataille.
La naissance de sa nièce, Lucy a ouvert à nouveau la porte vers l’avenir. Malheureusement, la vie fait ce qu’elle veut. Elle vous donne un moment de bonheur et prend un bout de vous en contrepartie.
— Ce que je viens de vous dire est de notoriété publique, mais pas la suite.
Il hésite. Je ne trouve pas les mots pour le pousser à continuer.
— Depuis quelques jours, je souffre d’un handicap psychique… invisible, avoue-t-il fébrile. Je n’arrive plus à conduire, je suis tétanisé.
Mon empathie pleure en moi, désarmée. Je n’imagine pas être amputée de cette sensation de liberté et de contrôle. Cette vague funeste d’évènements est forcément à l’origine d’un tel traumatisme qui pourrait s’avérer très préjudiciable pour une entreprise dans le secteur automobile.
— C’est pour ça que j’ai besoin de vous…
— Comment ? Je ne comprends pas, soufflé-je.
Il se pince le nez, les paupières fermées, avant de reprendre le fil de la discussion.
— J’ai besoin de vous, répète-t-il. Pour conduire à ma place, pour que Lucy et moi-même soyons en sécurité.
— Pardonnez-moi, monsieur Ballmer, mais vous vous méprenez à mon sujet. Je suis pilote de course à mes heures perdues, et elles sont nombreuses. Le volant me procure une sensation particulière qui n’est sûrement pas appropriée avec un bébé.
Pourtant, il s’acharne pour me convaincre avec toute l’énergie de son désespoir.
— Ne me jugez pas ! Vous allez penser que je suis fou. Toutefois, lorsque vous vous êtes garée de façon audacieuse, mon ami Tyler a remarqué chez vous une maîtrise plutôt rassurante. De plus, quand votre père a traité la vie de garce, je me suis senti moins seul. Vous voir agir avec lui m’a apaisé un instant. Vous étiez là, et j’ai envie de croire que ce n’était pas le fruit du hasard.
Il a raison. Cette rencontre a été un véritable vase communicant pour nos tourments. Devant mon hésitation et ma stupéfaction, il aborde le sujet de mon rêve resté au point mort.
— En contrepartie, je vous propose de financier la fin de votre doctorat par correspondance. Vous n’aurez pas besoin de vous rendre en cours, vous aurez plus de temps pour cet emploi et pour rester près de votre père. Je mettrai également les locaux de mon entreprise à votre disposition afin que vous puissiez réaliser votre prototype pour votre présentation.
Il me parle d'un accord, mais il s’agit d’un sauvetage mutuel. La vie m’écrase, mais lui, elle le terrifie et je vais devoir l’aider à regarder le jour d’après.
16 commentaires
François Lamour
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Il y a un an
izoubooks
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LilouJune
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hunqzz
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shane
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Gwenaële Le Moignic
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chiara.frmt
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Il y a un an