Fyctia

Je longe Forest Avenue et ses nombreux arbres, puis ralentis à l’entrée de la propriété. La taille du portail et les multiples caméras de surveillance m’impressionnent, mais je mise sur mon enthousiasme. Je continue mon chemin jusqu’à l’interphone lorsqu’un instant d’hésitation me saisit. Le ventre noué, j’attrape mon téléphone et appuie instinctivement sur la touche « rappel ».

—Hé Krista, tu m’entends ?

— yep ! T’es arrivée ?

— Oui, mais c’est bizarre, il n’y a pas de bureaux ici ! ça m’a tout l’air d’être sa maison.

— Il bosse peut-être de chez lui. Tu vas pas te dégonfler Sleepers ?

Bien sûr que non. Je n’ai pas le droit de mollir ; je le dois à mon père, entremetteur de ce rendez-vous, et à moi-même. Un petit pincement au cœur vient freiner cette joie retrouvée. Hier soir, il n’avait déjà plus aucun souvenir du rôle décisif qu’il avait joué. Mes remerciements colorés sont au chaud dans le bocal sur sa table de chevet. Ils patientent pour un jour meilleur.

— Hors de question de flancher, alors je vais sonner et entrer !

— J’aurais pas dit mieux, garde le cap !

— OK, on y croit. Je te rappelle après.

— Non attends, ne raccroche pas ! Passe-moi en FaceTime, je veux voir la baraque, implore Krista.

Mon amie a définitivement un niveau de curiosité supérieur à la moyenne. Elle en rit, déclare chercher sa créativité dans ce qu’elle peut explorer, écouter, sentir. Mais, je pense surtout que ce sont des plaisirs coupables.

Anxieuse, j’annonce mon arrivée au gardien. Le zoom motorisé de la caméra s’active pendant quelques secondes, puis le battant d’acier corten glisse enfin. L’employé m’explique que la demeure principale se trouve après le séquoia, emblème de notre ville. Je passe d’abord devant un luxueux refuge en bois niché au cœur de la nature. Après avoir roulé environ cinquante mètres dans un parc paysagé très bien entretenu, je parviens à destination.

Je siffle d’admiration et d’envie en découvrant la maison d’architecte tellement ouverte sur l’extérieur qu’elle en devient transparente. Krista ne tarde pas à se manifester, alors je lui présente la propriété virtuellement.

— Wouah, la classe. C’est hyper design ! Tu crois qu’il vit seul dans un endroit aussi grand ?

— Krista...

— OK, je vais arrêter là pour l’instant. Tu me raconteras le reste ce soir, propose-t-elle. Sleepers ?

— Oui ?

— Merde !

Superstitieuse, j’éteins mon téléphone sans lui réponde. Maintenant, je suis seule. Je flippe.

Mes pieds s’aventurent sur les pavés, une sacrée épreuve pour mes talons et moi. La dernière marche de l’escalier en pierre naturelle atteinte, un carillon se met à jouer. Je regarde autour de moi et découvre un capteur de présence. Exit les sonnettes à l’ancienne ; cette résidence est sans doute truffée de gadgets et de domotique.

Une femme à la chevelure noir de jais et à l’uniforme impeccable m’accueille, non sans me dévisager.

—Bonjour madame, je suis Jenna Collins…

— Bienvenue Melle Collins, je suis ravie de connaître votre nom. Monsieur Ballmer n’a pas pu m’indiquer avec qui il avait rendez-vous. Dos Mio. Il m’a simplement dit qu’il vous a rencontrée sur un trottoir.

Je manque de m’étouffer, partagée entre le fou rire et la vexation. Les lèvres serrées, je détourne mon regard de ses traits impassibles. Je prie pour déceler un côté pince-sans-rire qui m’aurait échappé.

— Venez, je vais vous montrer la maison avant que monsieur vous reçoive, reprend-elle

Le sang quitte ma figure et l’incompréhension m’envahit complètement. Quel lien peut avoir mon projet de prototype avec cette visite ? Absolument aucun. Ça n’a pas de sens.

— Une visite ? Il doit y avoir un malentendu. Vous savez pour quel poste, je suis là ?

— Dos Mio, vous avez un vrai problème de communication tous les deux. Vamos, j’ai encore beaucoup de travail.

Sans différentes options, je la suis, malgré tout. Les espaces de vie sont immenses, baignés de lumière. L’intégration des matériaux naturels avec la modernité crée une harmonie chaleureuse et élégante dans le salon. Un balcon enveloppe l’ensemble de la maison et offre une vue incroyable sur un joli patio extérieur et une piscine à débordement.

Dans une autre aile, je découvre une salle de sport dotée d’un sauna et d’un spa, ainsi qu’une pièce servant à projeter des films. Je suis dépassée par cette opulence.

Au pas de course, presque militaire, elle fait l’inventaire de la vaste cuisine : le réfrigérateur double porte, la cuisinière à gaz, le four à vapeur, les comptoirs en quartz et le garde-manger. Notre visite du rez-de-chaussée se termine en beauté avec le refroidisseur à vin ; je n’en avais jamais entendu parler.

Nous arpentons ensuite les couloirs de l’étage. Les nombres de portes ouvertes me semblent sans fin. Elle m'épargne les sept chambres à coucher, mais j’aperçois des dressings et des salles de bain plus grandes que ma coloc. Entre deux explications, elle me confie malgré tout son prénom : Rosa.

Elle me conduit au bout du corridor. Avant de m'introduire dans le bureau de monsieur Ballmer, elle rentre dans une dernière pièce pour fermer la fenêtre. Je penche ma tête pour en découvrir un peu plus.

Un berceau en rotin trône sur un tapis en laine. La palette de couleurs naturelles, le bois clair, le lin créent une ambiance chaleureuse et simple.

— Cette décoration est sublime. Les parents de cet enfant ont un goût certain, m’extasié-je.

Rosa, le dos toujours tourné vers la vitre, ne bouge pas. Les secondes passent et son manque de réaction me rend nerveuse. Ses épaules finissent par se mouvoir légèrement. Elle lisse ses cheveux plaqués avec ses deux mains, puis j’aperçois ses yeux humides.

Est-ce nous, ma phrase et moi, qui avons provoqué cette montée de chagrin ? Je ne sais pas comment me comporter. Mes jambes flageolent, mon cœur rejette l’idée de l'avoir blesser.

— Tout va bien ? Demande une voix masculine désormais identifiable.

Cette question est devenue récurrente, et il serait malheureusement possible que la réponse reste la même qu’hier.