Laureline Maumelat Getaway car Avoir une amie (Stella)

Avoir une amie (Stella)

Il démarre en trombe et la poussière soulevée par la voiture me brûle les yeux. Il ne m’a pas saluée. J’ai l'étrange sensation de l’avoir déçu.

L’odeur familière des poubelles accumulées à l’entrée du camp m’agresse les narines. Le vrombissement des climatiseurs qui tournent en continu emplit mes oreilles. Le retour dans cet environnement familier est une violente piqure de rappel du choix que j’ai fait.


Dans l’habitacle de la Cadillac, je me suis brièvement sentie en sécurité : le cuir frais contre ma peau, le ronronnement du moteur, la senteur boisée émanant de l’inconnu.

Du moment où il est entré Chez Tony, j’ai basculé dans une autre dimension. Soudain, tout est devenu réel, comme si ce que j’avais vécu jusqu’à présent n’avait été qu’un rêve.


Cet homme m’a réveillée. Et je ne connais même pas son prénom.


Partir avec lui m’a semblé la bonne chose à faire. Puis plus du tout. Son sourire a oblitéré le reste pendant quelques minutes, mais je suis revenue à la raison.

Je lui suis reconnaissante, néanmoins. Il m’a empêchée de franchir le point de non retour. S’il n’était pas intervenu, mon patron ne souffrirait pas que de paumes brûlées. Je n’aurais pas toléré une minute de plus ses sales pattes sur moi.

L’idée que j’aurais pu gravement blesser Tony, voire pire, me fait frissonner. Ç’aurait été un échec de ce que je veux plus que tout : devenir une meilleure personne.


C’est pour ça que je suis revenue. Je ne pouvais pas tout abandonner comme ça. Si j’étais partie sans dire au revoir à Florica, je ne me le serais jamais pardonné. Cette ville aurait gagné, elle m'aurait définitivement gangrénée.


D’un regard rapide aux alentours, je surveille que les frères Callaghan ne sont pas déjà tapis dans l’ombre. Je suis persuadée que Tony n’a pas attendu pour les appeler à la rescousse.


Quand je m’approche de mon mobile home, je remarque aussitôt la porte grande ouverte. À l’intérieur, tout a été dévasté. Ustensiles de cuisine et vêtements gisent au sol. Ça m’est égal. Il n’y a que deux choses ici qui ont de la valeur à mes yeux et je m’empresse d’aller les chercher. Derrière le double fond d’un placard, j’attrape une boîte en forme de coquillage et un sachet en papier contenant mes économies. Insuffisantes pour une voiture ou même passer mon permis, mais assez pour prendre un billet de bus dans la prochaine ville. Sans mon vélo, la route sera longue, mais je ne peux plus faire machine arrière.


Un bruit me fait sursauter et je manque de faire tomber ma boîte.

— Stella ? appelle Florica, apeurée.

Soulagée, je fourre le tout dans mon sac et la rejoins dehors.

— Oh fetița mia, qu’est-ce qu’il s’est passé ? demande-t-elle de sa voix chevrotante.


Je la serre dans mes bras, un peu trop longtemps. Je sais que ce sera la dernière fois. Je veux me gorger d’elle, de son odeur, de son corps frêle, de son amour immense.


— Tony a été blessé. Je me suis enfuie.

— Je comprends mieux pourquoi Eamon était furieux. Il était là il n'y a pas deux minutes. Il m’a dit que si je te voyais, je devais t’ordonner de rappliquer à l’hôpital.

— Je n’irai pas. Je pars.

— Oh, drăguță, enfin ! Alors, n’attends pas. Si Eamon te tombe dessus…

Nous nous tenons les mains, face à face. Florica, c’est la grand-mère que je n’ai jamais eue. Enfant, je me réfugiais chez elle lorsque ma mère ramenait un nouveau mec. Elle est celle qui a écouté mes pleurs quand elle a finalement choisi le pire de tous. Elle encore qui m’a aidée à organiser les funérailles de ma génitrice quand mon beau-père se saoulait au bar. C’est elle qui pansait mes bleus et mes plaies lorsque ce dernier avait la main lourde. Elle m’accueillait toujours avec un « et lui, il est dans quel état ? » Elle savait que je rendais coup pour coup, même si je n’arrivais jamais à prendre le dessus.

Enfin, c’est Florica qui a affirmé aux policiers que j’étais avec elle lors de l’incendie.


— Eamon a dit que tu étais partie avec un homme.

— C’est vrai.

— Qui est-ce ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi tu es revenue ?

Je hausse les épaules.

— Je voulais prendre des affaires… te dire au revoir.

— Viens avec moi.


Elle me précède dans son mobile home où elle vide une boite de café moulu.

— Tiens…

Elle me glisse une liasse de billets et ses clés de voiture dans le creux de la main. Je secoue la tête.

— Mon vieux tacot risque de te lâcher en route, mais il t’emmènera suffisamment loin d’ici. Et pour l’argent, c’est celui que tu m’as donné. Je le mettais de côté pour une occasion particulière.

— Garde les.

Elle a déjà mis ses mains dans les poches.

J'insiste :

— S’il te plaît, Flo. Partage l’argent avec Darcy et Gloria.

L’argument porte. Elle accepte de récupérer les billets, mais uniquement parce qu’elle le distribuera à mes collègues, j’en ai conscience.

— Tu peux me dire comment tu iras faire tes courses en ville si je prends ta voiture, Flo ? Tu comptes te mettre au footing ?

Elle sait que j’ai raison. Ses genoux ne le supporteraient pas.

— Et alors quoi ? s’emporte-t-elle. Tu pars à pied ?

— Il va bien falloir. Mon vélo est resté au restau. J’éviterais les routes principales, ne t'en fais pas.


Cette solution ne la satisfait pas, mais elle se contente de hocher la tête.

— Allez, pars maintenant.

— Je ne veux pas te laisser.

— Ne sois pas ridicule.

Elle m’embrasse le dos de la main. Je bredouille :

— Tony…

— Ce prostănac ! J’en fais mon affaire.

— Il pourrait te faire du mal.

Elle lève les yeux au ciel. J’ajoute :

— Et il va parler à la police au sujet de l’incendie.

— Ma parole a tout autant de poids que la sienne.

— Pas dans cette ville.

— Je maintiendrai ma version auprès de Liam, il m’écoutera.

Pour le moment, je n’ai ni l'envie ni le temps de penser au policier.


Florica me tourne le dos pour commencer à ramasser le café moulu.

— Va. Va le retrouver.

— Qui ça ?

— Celui qui t’attend.


Elle s’écarte et me montre la petite lucarne de la cuisine donnant sur le chemin. La Cadillac rouge est là, phares allumés.


Il est revenu.


— Stella ? m'interpelle Florica, alors qu'un sourire flotte sur mes lèvres. Ne laisse plus personne te maltraiter. Jamais. Maintenant, pars et ne te retourne pas.

Je veux ajouter quelque chose, mais elle se réfugie dans sa chambre. Elle cache ses larmes comme je retiens les miennes.


Je sors du mobile-home. Je marche, d’abord lentement. Hésitante, je m’éloigne de Flo, de Darcy et Gloria.

J’accélère le pas. Déterminée, je quitte cette ville, je quitte cette vie.

Je ne sais pas où je vais. Je ne sais pas avec qui. Mais quand il ouvre la portière sans un mot, je m’engouffre dans la voiture et pour la première fois depuis une éternité, je me sens à ma place.


Baby, I know places we won't be found and

They'll be chasing their tails trying to track us down

'Cause I, I know places we can hide


Bébé, je connais des endroits où ils ne nous trouverons pas

Ils tourneront en rond à nous poursuivre

Parce que je connais des endroits où nous pouvons nous cacher


I know places de Taylor Swift

Tu as aimé ce chapitre ?

19

19 commentaires

Katie P

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Il y a un an

Ces deux derniers chapitres... 😍 Juste parfaits.

Céci.B

-

Il y a un an

En lisant ce chapitre je me rend compte qu'il était nécessaire. Il fallait qu'elle retourne là bas pour dire au revoir à son amie. Et le fait qu'il l'attende comme ça prouve que même s'ils ne se connaissent pas du tout, ils se comprennent. C'est très beau comme histoire je trouve, et très bien écrit

CoralieHossen

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Il y a un an

OUF !

AnnaShaw

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Il y a un an

Enfin ! Chapitre très émouvant, encore une fois je me répète mais vraiment ton talent pour nous faire tout ressentir comme à ton héroïne est incroyable. Ça m’a brisé le cœur de la regarder dire au revoir à l’une des rares personnes qui a été gentille avec elle et en même temps j’avais envie de lui dire « vite ! Vite ! Avant que quelqu’un ne débarque ». J’aime beaucoup aussi les indices que tu sème au fur et à mesure des chapitres, ça me donne envie dans savoir toujours plus !

Miladie Delvreau

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Il y a un an

Peut être que pour déterminer l'attention du fameux et secret incendie. Quelle écrive a Liam qu'elle est partie de son plein gré après une énième tentative d'agression de Tony. Comme ça ça peut peut être ralentir les choses.

izoubooks

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Il y a un an

Petite pluie de likes en soutien !! J’espère que tu auras l’occasion de découvrir « ROSE » ;)

barbaralaine

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Il y a un an

Un chapitre touchant, car finalement elle laisse tout derrière elle pour embarquer avec un inconnu...

Laureline Maumelat

-

Il y a un an

merci. Oui, elle saisit sa chance !

clecle

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Il y a un an

C'était émouvant ces adieux, je comprends que Stella ait eu besoin de partir de cette façon.

Laureline Maumelat

-

Il y a un an

♥♥
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