Fyctia

Nous croisons quelques voitures. À la lumière des phares, quand son visage est brièvement éclairé, je tente de deviner ses pensées, mais elle demeure indéchiffrable. Le seul moment où elle bouge, c’est au panneau indiquant la sortie de la ville. Ses doigts agrippent le cuir du siège et sa jambe se tend. Comme si elle voulait que j'accélère.

Une fois que nous l’avons dépassé, elle ferme d’abord les yeux, puis pousse un long soupir, libérée d’un poids. Ensuite, elle me jette un regard que je suis bien en peine de déchiffrer. Elle affiche toujours un sérieux déstabilisant, mais ses traits semblent plus détendus. Elle tourne la manivelle pour ouvrir la fenêtre en grand et appuie son visage sur son bras. Ses cheveux s’envolent dans le vent.

À voir son sourire qui s’épanouit à la nuit, je comprends pourquoi je suis revenu sur mes pas.

Quand elle est descendue de voiture dans ce camp de mobile home miteux, j’ai eu la sensation d’être en train de commettre la pire erreur de ma vie. Malgré toutes les conneries que j’ai faites, je n’ai jamais éprouvé cette sensation avec une telle acuité.

Je regrettais déjà sa fine silhouette, sa voix légèrement feutrée, sa présence farouche tout autant qu’évidente, presque familière.

Je pensais avec naïveté qu’elle m’inonderait de questions en réintégrant le véhicule, qu’elle voudrait connaitre notre destination, en apprendre plus sur moi, qu’elle chercherait à comprendre les raisons de mon attitude… mais rien. Elle s’est une fois de plus retranchée dans ses pensées.

Ce calme après la tempête me convient. Je ne perçois aucun malaise entre nous. À croire que la place du passager lui a toujours été réservée.

J’allume l’autoradio et aussitôt la voix suave d’Aurora s’élève dans l’habitacle. J’ai raté le début de son émission, mais c’était pour la bonne cause.

— … et cette femme vivait au XIè siècle ! Je répète son nom pour ceux qui voudraient en apprendre davantage, c’est Sei Shônagon. Elle a vraiment élevé la liste au rang de genre poétique. Il y a plusieurs listes, choses qui gagnent à être peintes, choses que l’on ne peut comparer… Celle que je préfère, c’est « choses qui font battre le cœur », celle-ci me touche particulièrement. J’ai commencé à remplir ma propre liste. Je ne peux que vous conseiller de faire de même pour vous rappeler tout ce qui vous fait vous sentir vivants. Je ne sais pas pour vous, mais la voix de Bono en fait définitivement partie. Chose rare, je dédicace cette chanson à une personne sans qui mon cœur a bien du mal à battre.

Aux premières notes de Song for someone de U2, je tapote le volant de l'index.

You got a face not spoiled by beauty

I have some scars from where I've been

You've got eyes that can see right through me

You're not afraid of anything they've seen

Tu as un visage qui n'est pas gâché par la beauté,

J'ai des cicatrices de là où j’ai été,

Tu as des yeux qui peuvent voir à travers moi

Tu n'as pas peur de rien de ce qu'ils ont vu

Pour éviter de m’attarder sur le sous-entendu des paroles d’Aurora et sur tout ce qui me préoccupait avant que je ne croise celle qui m’accompagne dorénavant, je demande :

— Tu veux peut-être savoir où on va.

D'abord, elle ne bouge pas. Au moment où je vais réitérer ma question, elle redresse la tête, la secoue. Sa voix est presque suppliante.

— Dis-moi juste que tu n’habites pas dans la ville voisine.

Je lui confirme :

— Je n’habite pas dans la ville voisine.

— Dis-moi que tu n’as pas prévu de t’arrêter bientôt.

— Ce n’est pas dans mes plans.

— Promets-moi que tu m’emmènes loin d’ici.

Je prends la peine de quitter la route du regard assez longtemps pour lui dire, les yeux dans les yeux :

— Je te le promets.

If there is a light you can't always see

And there is a world we can't always be

If there is a dark that we shouldn't doubt

And there is a light, don't let it go out

S’il y a une lumière que tu ne peux pas toujours voir,

Et s'il y a un monde que nous ne pouvons pas toujours être,

S’il y a une obscurité dont nous ne devrions pas douter

Il y a une lumière, ne la laisse pas s’éteindre