Opi-Pro Générations 12.

12.

Raphaël vérifia l’adresse une bonne dizaine de fois avant d’oser sonner. Il doutait. Et si cette femme s’était moquée de lui ? Après tout, la coïncidence paraissait trop forte. Juste au moment où il faisait des recherches sur les Guidestones, elle apparaissait. L’esprit méfiant de l’adolescent ne pouvait s’empêcher de l’alarmer.


Il n’empêche qu’il n’avait plus rien à perdre. Sa discussion avec le maire était un échec, et le comportement d’Eloïse était encore trop incertain. Cette dame était sa dernière option avant le retour de son ami.


Il se décida à sonner, et la porte en bois lourd s’ouvrit dans un grincement. Apparu alors la silhouette d’une grande femme à la longue chevelure rousse ternie par l’âge. Il lui donna une soixantaine d’années à vue d’œil, peut-être un peu moins.


— Bonjour mon garçon, l’accueilli-t-elle, je suis Delphine Heckin.


Il hocha la tête sans un bruit et lui tendit le petit mot où était indiqué l’heure et le lieu du rendez-vous afin qu’elle le reconnaisse. La femme sourit et l’invita à rentrer.


Elle le guida ensuite dans un couloir décoré de cinq portes, avant de pénétrer dans une salle ouverte au fond à droite. Son invité s’arrêta un instant pour observer la beauté de la pièce : un grand salon anglais, dont la pièce maitresse était un canapé en cuir bordeaux.


— Assieds-toi, lui proposa l’hôte. Veux-tu boire quelque chose ?

— De l’eau, merci.


Elle disparut dans la cuisine tandis qu’il s’installa sur le divan. Ses pupilles se posèrent sur la cheminée en pierre placé juste devant. Il était subjugué. Cet endroit n’avait rien à voir avec le trou à rat dans lequel il vivait. Il se sentit mal à l’aise, mais le retour de la maîtresse des lieux l’aida à se calmer. Elle s’installa elle aussi à ses côtés, tout en gardant une certaine distance. Raphaël se demanda si c’était par prudence, par habitude ou bien si, d’une certaine manière, elle avait compris. Qu’importe ses raisons, cela l’arrangeait.


Elle prit alors la parole :


— Si j’ai bien compris, tu fais des recherches sur les Georgia Guidestones.

— Oui, c’est cela.

— C’est pour l’école ?


Raphaël entrouvrit la bouche sans réussir à parler. Était-ce prudent de lui dire la vérité ? Et puis au fond, c’était quoi, la vérité ? Même lui ne saisissait pas cette fascination mêlée de crainte de son ami pour le monument. Pourtant, il avait pris la peine d’accomplir sa mission.


Peut-être que quelque part en lui, il savait que c’était important. Pour ne pas mentir, sans trop en dire, il répondit :


— Non, c’est par curiosité. J’ai un ami qui aime bien l’histoire, je l’aide dans ses recherches.

— Je vois. Il aurait pu venir lui-même, non ?

— Il est en voyage, en Amérique. Il a été voir les pierres de lui-même.


Il ponctua sa phrase d’un sourire forcé, identique à celui qu’il présentait à chaque fois qu’il communiquait avec quelqu’un. Pour lui, ça n’avait rien de sincère, ce n’était qu’une convention, une habitude parmi tant d’autres. En général, ça suffisait à adoucir les gens ou à éluder leurs interrogations.


Mais Delphine n’était pas comme tout le monde. Depuis sa plus tendre enfance, elle savait lire dans le cœur des gens. « Les yeux sont les fenêtres de l’âme » lui avait-on dit. Elle s’était alors mise en tête d’apprendre à lire à travers eux. Avec succès. Ainsi, il lui fallut peu de temps pour percevoir que tout ne tournait pas rond. Elle s’approcha du garçon aux cheveux bleus et lui demanda plus de renseignement sur son ami partie à la conquête des Guidestones.


Une fois la surprise passée, Raphaël expliqua :


— Sacha s’intéresse à tout, surtout à l’histoire. Il pense que c’est en comprenant les erreurs du passé qu’on avance et qu’on peut créer un futur meilleur.

— C’est rare de voir des enfants de votre âge se poser de tels dilemmes.


Il baissa la tête.


— On est plus nombreux que vous l’imaginez. Ce qui est peu commun en revanche, c’est des adultes prêts à nous écouter…


Pourquoi avait-il dit ça ? Il l’ignorait. Il regretta en voyant la dame déglutir. Il voulut partir, mais se ravisa en s’en rendant compte qu’elle n’était pas choquée, mais apeurée. D’une voix tremblante, elle demanda :


— Ton copain… Est-ce qu’il a déjà parlé de « plan » ou d’autres choses de ce genre.


Il la toisa en silence. Perturbée par l’absence de réponse, elle précisa d’un ton qu’elle souhaita plus léger :


— Pas sérieusement, bien sûr. Juste pour rire ou… pour discuter.


Raphaël cligna des yeux à plusieurs reprises, essayant de reprendre ses esprits. Madame Heckin était unique, ça ne faisait aucun doute. Sans réfléchir, il souffla :


— Sacha ne plaisante jamais. Il ne se contente pas non plus de juste « discuter ».


La rousse opina d’un geste très lent. Sans le brusquer, elle posa le bout de ses doigts sur la paume de l’adolescent. Il sentit son cœur s’accélérer au toucher, mais parvint à le maîtriser.


— Petit, supplia-t-elle, fais-moi une promesse. Arrête ton ami avant qu’il ne soit trop tard.

— Qu’est-ce que…

— Quand il reviendra, peu importe ce qu’il te dit sur les Guidestones, ne l’écoute pas. Fait tout pour qu’il se les sortent de la tête et oubliez tous leurs existences.


Le garçon hésita à prendre ses affaires et à partir de là. Une idée passa dans son cerveau, en une fraction de seconde. Et si elle avait raison ?


— Soyez plus claire. C’est quoi le problème ?

— Je ne peux pas, articula-t-elle.

— On n’est pas dans une série B. Vous ne pouvez pas me balancer ça et me demander de partir.


Elle secoua la tête, dépitée. Ce petit était intelligent, ce n’était pas un gamin à qui on pouvait ordonner de passer à autre chose. Elle avala une grande bouffée d’air et se justifia :


— Pour aller à l’essentiel, disons que ce monument n’est pas là par hasard. Malgré tous les mystères qui l’entoure, une chose reste vrai : il a été fait dans un but bien précis. Et tout ceux étant en mesure de le comprendre se mettent en danger. Eux, ainsi que leur entourage.

— Comment ça ? Vous savez pourquoi cette œuvre existe ?


La vielle femme ne répondit pas et poursuivit :


— J’ai vu la personne qui m’était le plus cher au monde détruire sa vie pour les Guidestones. Il est peut-être déjà trop tard pour ton camarade, mais tu ne perds rien à tenter. Il est grand temps que le monde arrête de vouloir tout expliquer, tout savoir. Parfois, le secret est une protection.

Ignorance is strengh*, cracha-t-il.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit mon garçon. Parfois, il y a certaines vérités qui ont un prix bien trop élevées. Le jeu n’en vaut pas toujours la chandelle.



"L'ignorance, c'est la force" (Extrait de 1984, par Georges Orwell)


Tu as aimé ce chapitre ?

20

20 commentaires

Camille | Fyctia

-

Il y a 6 ans

Bonjour Opi, j’ai lu les premiers chapitres de ton histoire, et je viens te donner mon avis sur ces derniers !

Camille | Fyctia

-

Il y a 6 ans

# Le principe de base sur lequel tu sembles vouloir baser ton roman, l’histoire d’enfants contestant le pouvoir des adultes sur le monde, est intéressant et ouvre le champ à de nombreuses interrogations : en quoi les décisions qu’ils prendraient seraient-elles différentes ? Ont-ils réellement les capacités de mener une gouvernance politique ? Quelle serait la réaction des adultes ? Ces questionnements trouvent d’ailleurs un écho dans l’actualité avec la figure de Greta Thunberg, dont la jeunesse couplée à son engagement suscite des réflexions de ce genre, si bien que ton roman paraît bien dans l’air du temps.

Camille | Fyctia

-

Il y a 6 ans

# Les personnages sur lesquels tu fais peser ces problématiques me posent cependant des problèmes de crédibilité. Tu sembles vouloir justifier leur volonté d’engagement par leur douance, or celle-ci n’est pas traitée d’une manière pleinement satisfaisante. Les capacités et traits de caractère que tu prêtes à tes enfants à haut potentiel intellectuel semblent trop poussés, en particulier chez Théa : difficile d’imaginer qu’à six ans, elle soit déjà un prodige du violon, parle une langue étrangère alors que son contexte familial ne le justifie pas et batte à plate couture toute sa famille au moindre jeu de cartes. À moins que ces capacités ne se justifient par un élément surnaturel pas encore apparu dans le récit, elles paraissent peu crédibles. Concernant le ressentiment envers les adultes éprouvé par Sebastian dans le passé, et dans une moindre mesure par Sacha, s’il permet d’introduire des questionnements intéressants dans le récit, comme je te le soulignais dans mon premier point, il se transforme un peu rapidement en une volonté politique concrète, avec un « plan » à appliquer et la production de « tout un programme sociétal d’une extrême qualité », pour reprendre tes mots au chapitre 15 (découpage Fyctia). Cela semble difficile à croire de la part d’enfants de quatorze ans ; peut-être leur engagement pourrait-il être plus progressif afin de renforcer l’adhésion de ton lecteur à ton récit.

Camille | Fyctia

-

Il y a 6 ans

# Ton intrigue alterne deux périodes, le présent et 1975, et c’est plutôt réussi. Le dosage est bon entre les chapitres des deux temporalités, et tu parviens efficacement à intriguer sur les liens entre les deux époques. Les indices apparaissent peu à peu à un rythme ni trop lent ni trop rapide et laissent toute possibilité pour établir des hypothèses, si bien que l’on se pose volontiers nombre de questions quant à la suite de l’histoire.

Camille | Fyctia

-

Il y a 6 ans

# Peut-être la différence entre les deux époques en termes de modes de vie pourrait-elle être plus marquée. Ainsi, tes héros du présent communiquent brièvement par sms au chapitre 14 (découpage Fyctia), mais en dehors de cela se retrouvent à la bibliothèque et ont le réflexe d’y chercher des informations, alors qu’ils sont nés et ont grandi dans un monde où Internet est omniprésent.

Camille | Fyctia

-

Il y a 6 ans

# Plusieurs de tes lecteurs te l’ont déjà signalé, et je vais dans leur sens : ton histoire comporte beaucoup de personnages, et il n’est pas toujours aisé de retenir leurs caractéristiques et leurs liens les uns avec les autres, sans compter que l’utilité de tous n’apparaît pas immédiatement (je pense notamment à Eloïse et son ami Benoit, ou Violette qui est introduite très rapidement pour repartir ensuite). Peut-être pourrais-tu identifier plus clairement les personnages réellement cruciaux à court terme, et les développer davantage, en repoussant à plus tard l’introduction de ceux qui ne serviront qu’ensuite.

Camille | Fyctia

-

Il y a 6 ans

# Concernant ton style, il est agréable, fluide et sert ton histoire. Je n’ai rien de plus à te conseiller que de continuer dans cette voie !

Camille | Fyctia

-

Il y a 6 ans

Bon courage pour la suite de l’écriture et du concours. Camille, équipe Fyctia

Opi-Pro

-

Il y a 6 ans

Bonjour Camille, Après avoir mûrement réfléchi à tous les points soulevés, je prends le temps de répondre. Tout d'abord merci pour m'avoir lu et pour ce commentaire très constructifs et complets. # La douance est une des justifications de leur engagement mais pas que. Pour avoir moi-même côtoyé des enfants surdoués et avoir lu de nombreux témoignages, ils sont pertinents sur ce sujet notamment par leur vision très particulière du monde. Par la suite, arriveront d'autres enfants, qui ne sont pas surdoués, mais qui auront leur rôle à jouer. Le cas de Sacha et de ses camarades me sert plus à expliquer leurs comportements sociaux que leurs idéaux, pour être tout à fait honnête. #Je comprends qu'un problème de crédibilité se pose. Il n'y aura rien de surnaturel dans mon histoire et je pense surtout que, à nouveau, mon jugement est biaisé par mes connaissances qui sont surdoués (ou non d'ailleurs, je connais une enfant d'une dizaine d'années qui parlent 6 langues et qui jouent de plusieurs instruments sans être surdoués du tout - c'est notamment elle qui a inspirée Théa). #L'idée de développer rapidement les idées "politiques" de Sacha est du aussi au rythme propre à Fyctia. Mon histoire est déjà longue à mettre en place et je ne voulais pas m'appesantir d'avantage pour ne pas me tirer une balle dans le pied dès le départ. De plus, l'actualité m'a permis de voir que beaucoup d'enfants prenaient des positions politiques fermes très jeune ce qui m'a conforté sur le fait que c'était plausible. À ce sujet je peux vous conseiller la bande-annonce du documentaire "Demain est à nous" qui sortira le 25 septembre et qui montre l'action des enfants à travers le monde. #Je suis d'accord pour les personnages nombreux et cela a toujours été un souci pour moi, d'autant plus qu'ils sont importants à un moment particulier du récit donc difficile de faire un choix. Eloïse, notamment, va être essentielle dans le questionnement des personnages et dans la psychologie de Sacha ce qui se développe plus dans les chapitres suivants. Encore merci pour tout vos conseils !

Lili CL MARGUERITE

-

Il y a 6 ans

Petit coup de pouce
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.