Fyctia
#7-Je ne suis pas Sam
— Mais t'es complétement cinglé ! Tu vois bien qu'il étouffe !
Mani se redresse, le visage bouffi comme un gros bébé en colère. Dans sa main, la pince De Bakey oscille dangereusement.
— Fais-moi confiance Doudou, je sais ce que je fais.
Je choisis de ne pas répondre. Mani est le plus vieux légiste de la morgue, une antiquité, il déambule dans les couloirs et on le regarde passer avec la crainte qu'il fasse une grosse bêtise. Et moi, son aide opératoire, je dois l’assister, pendant qu’il fais joujou dans les entrailles puantes des cadavres figés et poisseux. Mais le gus qui gît dans ce lugubre brancard volé aux urgences n’est pas encore tout à fait mort.
— Alors Mani, tu en dis quoi ?
— Encore quelques minutes …
— Ça va le faire, tu crois ?
Il ne répond pas, et se plonge à nouveau dans la lumière blafarde de la lampe halogène. Celle du bloc opératoire, des vivants, est puissante et claire, alors que celle des morts diffuse un vague halo gris-vert, et menace de lâcher d’une minute à l’autre. Un vague remord venu d’on ne sait où réveille ma nausée.
— On aurait peut-être dû l’emmener en chir tho…
— Tu débloques ? Je peux très bien gérer un pneumothorax, et puis franchement, tu penses qu’il avait le temps d’attendre ?
— Fais attention quand même, j'y tiens…
Je vois quelque chose briller dans sa main. D’un seul coup, il baisse son bras, et j’entends le son affreux et grotesque d’un ballon qu’un enfant s’amuse à dégonfler par à-coups.
— Déjà fini ? Et l’asepsie Mani, c’est pour les chiens ?
— Tu m’emmerdes à la fin.
— On aurait peut-être mieux fait de laisser l’interne des urg s’occuper de lui.
— Le pauvre était en train de clamser ! Il n’avait pas le temps pour tes états d’âmes ! T’es vraiment une gonzesse.
— Contente que tu le remarques. Et maintenant ?
— Maintenant, il est sauvé ! Tu pourrais dire merci, non ?
Mani saisit un tuyau transparent et commence à construire un château d’embranchement jusqu’à une machine en plastique usagée qui ressemble à une poubelle. Aussitôt, un liquide rougeâtre et visqueux commence à s’écouler. Je respire un peu mieux.
— On pourrait peut-être le monitorer ?
— Suffit ! Tu veux le faire à ma place peut-être ?
Je secoue frénétiquement la tête. Je me revois au volant, quelques heures plus tôt, revenant d’une soirée bien arrosée, avec Mani sur ma droite qui fredonne une comptine sinistre en japonais. Cette même comptine qu’il recommence à siffloter. Je penche un peu la tête, le vois essuyer le sang avec une compresse sale, et sourire de toutes ses dents. Ses dents ? Il n’a pas de masque ? Seigneur !
Sans prévenir, Mani se tourne vers moi et me balance un kit de suture ouvert. La lame du bistouri a la gentillesse d’éviter de taillader la paume de ma main. Le reste du kit tombe à mes pieds dans un joyeux cliquetis, façon lego qui roulent au sol.
— Putain, Doudou, tu peux rien faire correctement ou quoi ?
— Tu sais bien que j'ai peur de manier ce genre de trucs ! J'ai pas envie de lui faire mal.
— Tu lui as déjà fait mal, je te signale ! Il est à moitié mort, le pauvre bougre.
— C’est toi qui conduis, d’habitude ! Tu sais bien que je ne vois pas bien les couleurs, quand je suis bourrée !
Le gus allongé, qui se tenait tranquille jusque-là, pousse soudain unhorrible grondement. Mani sort son stéthoscope crasseux. Il met le tympan sur le ventre, les embouts en plastique dans ses oreilles velues, et il grimace en me tirant la langue.
— J’entends rien, ça sent pas bon, là…
Une légère panique commence à se faire sentir à travers la brume alcoolisée qui paralyse ma cervelle.
— Merde, merde, merde, qu’est-ce qu’on va faire ?
— T’inquiète, son transit s’est peut-être juste un peu ralenti, à cause du choc …
— Tu te fous de ma gueule ?
— Mais non idiote ! Je vais appeler Ugo au scan, il me doit un service.
— Quel genre de service ?
— C’est pas tes oignons !
— Pas mes oignons ? Je suis dedans jusqu’au cou ! Fais quelque chose bon sang, t’es médecin ou quoi ?
— Alors tais toi et laisse moi faire, au lieu de me mettre la pression.
Mani saisit les barreaux du lit, et quitte la salle d’autopsie. La porte claque, ses pas irréguliers parcourent le couloir désert. Pendant qu’il attend l’ascenseur je l’entends :
—Ouais Ugo, ça va, vieux ? Dis voir, t'aurais un créneau pour un TAP ? J’ai un mec qui crame son colon, là… accident de la route.
Je tombe par terre, les jambes comme des spaghettis trop cuits. Autour de moi, les tiroirs fermés au revêtement de métal lisse me renvoient ma tête de clown, au maquillage en vrac et aux cheveux en pétard. J’ai trop chaud, ma robe me serre, mes chaussures me paraissent trop petites, j’ai terriblement envie de me désaper, ou d’aller m’enfermer dans le frigo avec les morts. Les morts ne parlent pas, et, vu le coup qu’il a dans le nez, Mani pourrait bien oublier que je suis là. Une fois qu’il commence à baratiner ce pauvre Ugo, ça peut durer des plombes. Je serais peut-être tranquille un moment, avant qu’il ne revienne avec le maccha… enfin le patient.
Je repense à ma fin de service, Mani qui me presse d’aller boire un coup, le cinquième verre de rosé que j’accepte, le fou rire qu’on se prend à chercher notre voiture en zigzaguant dans le parking du bar, et enfin, le mec qui se pointe de nulle part, et qui bousille mon pare-brise de son crâne de bois dur. Putain, quelle soirée…
— C’est bon Doudou, il est dans la file, ton vieux !
— Purée, tu m’as fait peur !
Mani a eu la présence d’esprit d’enfiler une blouse par-dessus sa chemise hawaïenne et son bermuda. Les bords de ses manches sont tâchés de vieux sang couleur rouille, comme un gamin qui dévore une crêpe à la confiture de fraise et qui en fout partout. Tout le monde connait Mani, mais une blouse à l’hosto, même sale, ça fait plus sérieux.
— T’inquiète. Le gastro de garde va le gérer. On peut rentrer. Tu me ramènes ?
— T’es con, ou quoi ? Hors de question ! Je ne vais quand même pas conduire dans cet état !
— Hey, tout doux ! Je blaguais. Sinon, il y a mon bureau …
Je vois l’éclat dans ses yeux, qui m’atteint malgré moi. Ses mains épaisses me prennent la taille, sa langue s’étale sur mes joues glacées. Il malaxe ma poitrine comme de la pâte à modeler. Une odeur métallique se dégage. Il ne s’est même pas lavé les mains.
— Doudou, pourquoi tu fais la gueule ?
— Si tu t'y prenais un peu mieux aussi…
Pressée d’en finir pour pouvoir m’allonger sur son divan et me reposer un peu, j’enfonce ma main dans son pantalon. Je réalise après coup -mea culpa -que je tiens encore le bistouri qu’il m’a balancé dans les mains. Quelque chose de chaud macule mon poignet.
— Aïe ! Voilà t'es fière de toi ?!
Je glousse. Il se nettoie me fait un clin d’œil. Le lendemain, la sonnerie du téléphone me fait tomber du divan. Mani, la gueule empâtée, décroche le combiné :
— Oui ? il grogne. Ah bon, si tôt ? Ok, je suis prêt.
Il raccroche et se tourne vers moi. Je comprends que le gus a clamsé, et que la famille a demandé une autopsie. Retour à l’envoyeur. Quel soulagement !
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Arca Lewis
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Mary Lev
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Marie Andree
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Mary Lev
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Sand Canavaggia
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clecle
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docalev
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Mary Lev
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