Fyctia
La descente aux enfers
Deux semaines avant le double assassinat.
La devanture étroite de la petite « Galerie Matisse » est prise en sandwich entre, sur sa droite, un vaste magasin de vêtement de cuir et, sur sa gauche, une bijouterie de luxe. Ce n’était pas pour dé-plaire à Marion lorsqu’elle l’a choisie, bien au contraire, car dans cette rue Gramont, longue et droite comme la justice, on peut s’y noyer dans le flot des promeneurs et acheteurs potentiels qui déferlent les jours fériés et fins de semaine. Elle ne s’y est pas trompée, car les beaux blousons de cuir souple et vestes en peau d’agneau plongé, exposés dans la vitrine de droite, attirent beaucoup les regards et stoppent les passants, par envie ou par curiosité. C’est le plus souvent la gent masculine qui s’y attarde, pendant que les femmes lèchent la vitre de gauche, hypnotisées par les pierres précieuses et autres bijoux plus beaux les uns que les autres.
Calée entre les deux, elle ne peut passer inaperçue, d’autant que sa petite vitrine présente quelques-uns des plus beaux tableaux de l’exposition. C’est une salle rectangulaire, d’environ cinq mètres en largeur sur dix mètres en longueur, proportions parfaites pour une salle d’exposition où la surface des murs importe plus que celle du sol. Les tableaux y sont suspendus sur toute la périphérie et sur des portiques placés au centre. En entrant, à gauche, un petit bureau de bois ciré fait office d’accueil et de caisse. C’est là qu’est installée Marion, car aujourd’hui, c’est elle qui est d’astreinte. En effet, ils sont trois artistes à exposer et se relaient à tour de rôle pour garder la galerie.
Elle est assise sur sa chaise, hagarde, un coude en appui sur le bureau retenant sa tête posée par le menton sur sa main gauche. De l’autre main, elle tourne inlassablement dans un sens puis dans l’autre, mais sans les regarder, les pochettes plastiques de son classeur qui contiennent les pages indiquant les noms, numéros et prix des tableaux exposés. Elle n’a pas l’air dans son assiette. Son teint est blafard, ses yeux cernés et rougis comme si elle venait de pleurer, et sa coiffure, laissée à l’abandon. Ce n’est pas dans son habitude, car elle est très coquette de nature, surtout, quand elle est en contact avec le public. Quand elle est soignée, Marion est une très belle jeune femme, d’une taille au-dessus de la moyenne, avec un corps aux formes bien dessinées et un visage très sensuel. Sa bouche est charnue, son nez aquilin, ses yeux d’un bleu laser et ses cheveux longs d’un noir corbeau. Elle ne passe pas inaperçue aux yeux des hommes, d’autant que ses tenues vestimentaires, bien choisies, sont souvent très sexy.
À son côté se tient un individu, quant à lui, pour le moins exotique. Il est grand, filiforme, au visage creux et émacié, ses cheveux sont longs et coiffés à la mode Rasta . Il est vêtu d’un pantalon de zouave douteux, recouvert d’une tunique hindoue en voile brodé, elle-même recouverte d’un boléro multicolore. Des colliers et bracelets grossiers agrémentent le tout dans un style bazar peu harmonieux. Son regard, perceptible au travers des verres bleutés de ses lunettes rondes, ne reflète guère l’intelligence, ni la volonté. Avec son air à moitié endormi, il rappelle les hippies shootés des années soixante-dix. Il faut dire qu’il n’a pas l’air à jeun de ce côté-là. Il ressemble à un tableau d’époque vivant. C’est un copain de Marion, un nommé Kâma, en hommage à la divinité hindoue du désir amoureux. La consonance Kâmé eut été mieux appropriée à la vue de son apparence.
Elle a fait sa connaissance aux Beaux-Arts, dès sa sortie du foyer, et ils sont restés copains de-puis. Il fait partie d’une bande de marginaux qui, fort heureusement, ne fait pas légion dans ce mi-lieu. Ce sont des adeptes d’un art graphique et de théories sur la vie, complètement décalés. Ils vivent de la vente de leurs œuvres et de la manche qu’ils pratiquent férocement en période estivale, ainsi que de quelques prestations sombrement douteuses. Ils y sont forcément contraints, car leurs faibles revenus ne couvrent pas leurs importants besoins, notamment en matière de stupéfiants. Marion, avec son côté déprimé et un peu dégoûté de la vie par sa jeunesse gâchée, a été pour eux une proie facile. Ils l’ont entraînée très tôt dans cette spirale, et elle ne peut plus en sortir aujourd’hui, malgré tous les efforts déployés par son compagnon Gaby.
Ce dernier a tout tenté pour la détacher de ces individus et de leurs consommations néfastes. Mais pour l’instant rien n’y a fait et, bon gré mal gré, il a dû s’y résigner une fois de plus. Il est amoureux fou de Marion et voudrait bien l’épouser pour fonder une famille et la faire changer de vie. Mais pour l’instant, c’est mission impossible, elle est toujours accro aux produits et n’est pas encore moralement prête.
– À quelle heure tu fermes ? demande Kâma à Marion.
– À dix-neuf heures.
– La journée a été bonne ?
– Non, pas très, je n’ai vendu que trois tableaux, et de plus, au rabais.
– Trois des tiens ?
– Non, deux à moi et un autre.
– Ça te fait combien, en rentrée d’argent ?
– Cent soixante-dix euros, pas de quoi faire la fête, surtout si tu retires le prix de la toile et de la peinture.
– Oui c’est vrai, mais tu n’en vis pas toi, tu as un métier à côté, c’est moins grave que nous.
– Peut-être, mais je m’y investis beaucoup et ce n’est pas très valorisant au bout du compte. Soit je suis mauvaise, soit ce que je peins ne plaît pas.
– Ça dépend, qu’as-tu vendu comme tableaux ?
– Le « Chat noir » et la « Nature extramorte ».
La simple évocation du titre de ces tableaux laisse entrevoir les motivations qui inspirent le peintre. Le « Chat noir » est un tableau représentant un chat posé sur le bord d’une toiture, un soir de pleine lune. Juste devant lui, une gouttière sur laquelle semble reposer la lune située au second plan, lumineuse et superbement détaillée, au point que l’on peut y distinguer le cirque de Copernic. Les gradations de couleurs, dans un style clair-obscur en teintes bleutées, rappellent les œuvres de Caravage, ou De la Tour . Ce tableau est le reflet même de l’inspiration et des tourments de Marion. La lune est comparable à la balle logée sur la gouttière des Savin dix-sept ans plus tôt, et le chat noir symbolise à lui seul tous les malheurs que cela a pu engendrer. Marion culpabilise un peu, trop même, en pensant que si ce jour-là elle n’avait pas prêté sa balle à son frère, rien ne se serait produit. C’est fort possible, mais c’est le destin et personne n’y peut rien, surtout pas elle. Ce doit être son deuxième ou troisième tableau peint sur ce thème et elle le peindra certainement à nouveau pour exorciser ses démons.
– Ton côté mystique et un peu noir plaît, continue dans cette voie répond Kâma.
– De toute façon, c’est mon style et je n’ai pas l’intention d’en changer.
– Tu as raison, je trouve que tu as beaucoup de talent, et un jour, il sera certainement reconnu et apprécié à sa juste valeur.
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