Fyctia
La descente aux enfers 2
– Au fait, qu’est-ce que vous faites dans la soirée ? lui demande Marion.
– On se fait quelques rails de coke et l’on écoutera de la musique psychédélique, tu veux venir ?
– Oui, mais je ne resterai pas longtemps, car Gaby rentre à vingt heures.
– Comme tu voudras. À ce soir, termine Kâma avant de s’éclipser.
Une fois de plus, Marion va inhaler cette drogue hallucinogène qui va, momentanément, changer son état de tristesse et de faiblesse en état euphorique, et décupler chez elle un sentiment de puissance. Mais ces effets ont des conséquences secondaires néfastes, ils vont rapidement laisser place à ce qu’il est commun d’appeler « la descente ». Un état dépressif et une anxiété qui, pour certains, apaisent après une prise d’héroïne ou de médicaments psychoactifs, tels que des antidépresseurs, des anxiolytiques ou autres calmants divers. Cela devient un cercle vicieux duquel on ne sort plus, et Marion n’échappe pas à cette règle, elle s’y adonne et s’autodétruit, lentement, mais sûrement.
Elle a fermé et quitté sa galerie pour rejoindre à pied le repaire de ses acolytes situés non loin, à quelques centaines de mètres. Elle est montée jusque sous les toits pour s’engouffrer dans ce qui leur sert de cuisine et de dortoir, un lieu lugubre et peu enviable où elle les a retrouvés.
– Vas-y à toi, dit Kâma en tendant une paille à Marion.
– Marion la saisit, la porte à son nez et sniffe le filet de poudre blanche étalé sur le plateau en verre de la table basse.
Ils sont six, quatre garçons et deux filles, assis ou affalés sur la moquette sale de ce meublé sombre et crasseux. Marion, bien que faisant partie intégrante de cette troupe de dépravés, tranche avec leur look rétro et ringard, très Seventies. Elle, qui est restée classique avec une touche de modernité, pour bien présenter face à ses clients, fait un peu tache propre dans cet étalage de chiffons froissés. Mais, dans sa tête, c’est le même fouillis que dans celles de ses comparses.
– Avec ça, tu vas avoir une inspiration artistique phénoménale, ajoute un individu aux yeux fiévreux et au visage encombré par une barbe abondante.
– Au fait, d’où te vient ce goût du morbide que tu exprimes si bien sur tes toiles ? ajoute un second, aux cheveux raides et longs, coiffés comme un cocker.
– De mon état d’esprit, hérité de mon enfance. Je vous l’ai déjà raconté plus d’une fois tout ça, réplique Marion.
– Et c’est pour ça que tu sniffes ?
– Oui, en partie, surtout pour oublier ces images et ces pensées qui me polluent l’esprit. Je n’ai pas trouvé d’autre solution à ce jour.
Déjà sous l’effet de sa prise et en pleine désinhibition, la fille assise en face de Marion, une blonde fade aux cheveux filasse et aux yeux maquillés comme des cocards ajoute :
– À ta place, je n’aurais pas pu résister à l’envie de me faire justice. Plutôt que de voir ma vie pourrir lentement, j’aurai préféré pourrir la leur.
– Qu’aurais-tu fait ? demande Marion.
– Je leur aurais fait regretter leur geste.
– Et comment ça ?
– Par la loi du Talion, « œil pour œil, dent pour dent ».
– Ah bon ! Tu aurais tué le responsable de l’accident ?
– Oui, et peut-être même plus encore.
– Que veux-tu dire par, plus encore ?
– Lui et sa femme, comme pour tes parents, l’égalité parfaite.
– Et tu aurais fini tes jours en prison.
– Ah bon ! Parce que toi tu ne l’es pas en prison ? Tu vis enfermée sur toi-même et prisonnière de tes sinistres pensées. Tu attends je ne sais quoi qui n’arrivera jamais. Tu ne vis plus, tu survis, ce n’est pas mieux. Et puis d’abord, rien ne dit que tu aurais pris « perpète » aux assises. Tu aurais peut-être bénéficié de circonstances atténuantes qui auraient réduit ta peine. Aujourd’hui, tu serais peut-être libre et ton esprit définitivement débarrassé de tout ce qui l’encombre.
– Tu divagues, ma pauvre, tu dis n’importe quoi.
– Non, elle a raison ! renchérit celui qui semble être son copain, un simili SDF aux dents noircies par la nicotine et aux doigts jaunes comme des bambous. Si ça peut te vider la tête et te faire du bien, pourquoi pas ?
– Parce que c’est débile comme raisonnement, je ne me vois pas en train de tuer, simplement, pour me soulager l’esprit.
– D’accord, mais si tu ne te vois pas le faire ou si tu ne t’en sens pas capable, d’autres peuvent le faire à ta place.
– Non merci, tu sais bien qu’en général je n’ai pas pour habitude de me défiler devant mes responsabilités, ou de déléguer quelqu’un d’autre. Quand j’ai un problème, je le règle toute seule, et si j’avais à le faire, ce serait le cas.
– D’accord, ne te fâche pas. Alors, règle-le toi-même, mais, si tu as besoin de nous, tu sais où nous trouver, on est à ta disposition.
– Vous êtes en plein délire et puis vous me faites tous chier avec vos conneries et votre dope de merde. Je me tire, tchao !
Marion quitte le sordide logement et rentre à pied chez elle retrouver son compagnon Gaby. Tout en marchant, elle pense sérieusement à sortir de cette impasse dans laquelle elle s’est fourrée. Quitter cette bande de barjots et leur vie de patachon, pour s’orienter vers une vie plus équilibrée. Et puis, pourquoi ne pas se marier avec Gaby et faire des enfants qui occuperont son temps et son esprit de meilleures façons. C’est juré, elle va y songer, car le temps presse maintenant, elle approche de la trentaine, elle n’est plus toute jeune.
Il est presque vingt heures, quand Gaby gare sa voiture sur la grande route, juste au bord du chemin qui dessert leur maison. L’accès y est interdit aux véhicules en raison de son étroitesse, mais il devrait bientôt être élargi, ce qui n’est pas pour lui déplaire. Les bruits de la ville se sont presque tus et l’on peut entendre, sur l’allée de graviers qui succède à la terre battue, un léger crissement à chaque pas sous ses semelles. Il monte les trois marches du perron qui le séparent de la porte d’entrée, actionne la poignée et entre. La lumière est éteinte, seule une pâle lueur sort de l’encadrement de la porte du séjour, au fond du couloir.
– Marion, c’est moi.
Habituellement, un écho se fait entendre, émis par la voix de Marion, mais là, pas de réponse.
– Marion, c’est moi, tu es là ?
Toujours pas de réponse. Elle a dû s’assoupir devant la télévision, pense-t-il. Il se débarrasse de son blouson qu’il pend sur un portemanteau dans l’entrée, se déchausse pour enfiler des claquettes et se dirige vers le séjour faiblement éclairé par une lampe basse. Un gémissement à peine perceptible se fait entendre dans la pénombre de la pièce. Il provient de derrière l’énorme buffet normand en chêne massif qui envahit une bonne partie de l’espace. Gaby s’avance et découvre Marion assise sur le sol, le dos collé au mur, la tête appuyée sur l’imposant meuble et tenant un verre vide dans sa main. Sa chemisette et sa jupe sont recouvertes d’un vomissement récent, dont l’odeur nauséabonde commence à envahir désagréablement la pièce.
0 commentaire