Robcar Funeste engrenage Le mensonge et le drame

Le mensonge et le drame

Retour dix-sept ans plus tôt, à Saint Victor.


La porte du garage se soulève, lentement, dans un ronronnement régulier. Elle dessine sur le sol un grand rectangle lumineux qui augmente proportionnellement à son élévation. On peut distinguer maintenant les pneus avant d’un véhicule, puis les deux gros boudins verticaux, barrant la rectitude d’un imposant pare-chocs, et le début d’une large calandre chromée en forme de quadrillage. Le rectangle lumineux continue son ascension pour laisser découvrir, ensuite, deux énormes phares couronnés de chrome épais, semblables à des yeux exorbités, enveloppés d’une carrosserie d’un rouge éclatant. Le haut du capot est maintenant visible et la porte, qui s’est complètement escamotée, laisse apparaître le museau complet de la voiture. On croirait voir un animal sauvage montrant les dents, et prêt à bondir.


Soudain, le vrombissement du moteur retentit, tel le rugissement d’un lion en rut. Un grand coup d’accélérateur, suivi de deux petits, et voilà le fauve qui sort de sa cage. Telle une strip-teaseuse, la voiture dévoile lentement son corps. De longues ailes galbées entrelaçant un capot interminable, tout en rondeur, au bout duquel on découvre un pare-brise scintillant fixé sur deux imposants montants chromés. La progression continue pour laisser apparaître des portières aux découpes larges et basses, prolongées par deux ailes arrière plongeantes. Le tout agrémenté, par-ci par-là, de baguettes et autres accessoires rutilants de carrosserie.

Ça y est ! La voilà sous les rayons du soleil, comme une star sous les feux de la rampe. Une beau-té, une merveille, elle est splendide, magnifique dans sa robe écarlate. Sa sellerie et son habillage intérieur, tout de cuir jaune paille surpiqué, déborde en guise d’accoudoir sur les portières. Ses jantes à rayons brillent comme mille diamants autour d’un volumineux écrou papillon. Son tableau de bord capitonné est équipé de multiples compteurs cerclés d’anneaux inoxydables brossés, et de larges interrupteurs à levier mettant en valeur son généreux volant en forme d’étoile.


Bien calé sur son siège, Marcel Savin, le père des jumeaux Alex et Rémi, reste un instant immobile, caressant tendrement le cerclage en bois riveté de son volant, et bercé par le doux ronronnement du ralenti. C’est un grand moment pour lui, qui vient de passer plus de deux années à restaurer cette voiture, une Triumph modèle TR3A de 1957. C’est sa fierté, sa compagne avec qui il a passé tant heures, rendant un peu jalouse sa femme Mado, qui parfois, se sentait délaissée le week-end. D’autant, qu’en raison du métier qu’exerce Marcel, alias Célou, elle restait souvent seule la semaine, pendant qu’il parcourait les routes au volant de son camion. Mais maintenant, c’est terminé ! Oublié, tout ce temps employé à bricoler dans le garage. Oubliées, les cavalcades de toutes parts pour déni-cher la pièce rare et manquante. Oubliées, les engueulades répétées avec sa femme. Il va pouvoir se rattraper et enfin se faire pardonner. À eux, les randonnées, cheveux au vent, en club ou entre amis, avec la belle Anglaise qui fête cette année ses quarante ans, tout comme Marcel. Un lien supplémentaire qui les unit sentimentalement.


Il coupe le moteur, sort de son véhicule, recule de quelques pas, le contemple, en fait le tour, et se dirige vers la porte d’entrée de sa demeure.

– Mado, viens voir une minute dehors.

– Voir quoi ? lui répond-elle.

– Sors, tu verras, tu ne seras pas déçue.

Sa femme sort et aussitôt tombe en admiration devant l’objet qui prend une autre dimension, vu de l’extérieur. Rien à voir avec la vision étriquée et sombre du garage.

– Elle est splendide Célou, mets-toi à son volant, je vais te prendre en photo avec elle.

Elle revient avec son appareil, Célou installé, adopte une attitude fière et un sourire de jeune premier. Un premier clic, puis un second pour en assurer la bonne prise et elle ajoute :

– C’est bon ! Que vas-tu faire maintenant ?

– Je vais l’essayer sur la route pour peaufiner les réglages moteurs, je serai de retour dans une heure maximum.

– Sois prudent et surtout fais-y attention.

Ce n’était pas la peine de le lui préciser, il y tient comme à la prunelle de ses yeux. Il ouvre en grand le portail métallique qui donne accès à la rue, sort de sa propriété et prend la route. Mado regarde s’éloigner le point rouge, jusqu’à le voir disparaître. Enfin, ils vont pouvoir en profiter en-semble, pense-t-elle en retournant à ses occupations.


Une heure environ s’est écoulée, et la Triumph, de retour, fait son apparition dans l’allée béton-née. Marcel, pas satisfait de la carburation de son véhicule, en sort, détache les sangles de cuir qui maintiennent le capot fermé, le déverrouille et le soulève. Il se dirige ensuite vers le garage pour y chercher un filtre à air neuf et la clé à sangle, spécialement prévue pour sa mise en place. Il va faire le remplacement en plein jour pour mieux y voir. Après quelques instants, il ressort du garage bredouille, rabaisse le capot de la Triumph, et se dirige vers la maison.

– Mado, où sont les clés de ta voiture ?

– Pour quoi faire ?

– Je ne trouve plus ma clé à filtre, je vais en acheter une au magasin de bricolage. Je préfère prendre ta voiture, car je ne veux pas laisser la Triumph seule sur le parking, de peur qu’elle prenne des coups ou autres.

– Elles sont pendues au râtelier dans l’entrée.

Marcel les saisit, sort, et se dirige vers une petite voiture verte et poussiéreuse, rangée sous un abri de fortune, fait de planches et de tôles dans un coin du terrain. Il faut dire que même si son garage peut abriter deux voitures, depuis deux ans, il est squatté et envahi par la Triumph plantée en plein milieu. Cette situation aussi va changer, Mado va pouvoir, enfin, faire nettoyer sa voiture et la ranger à l’intérieur. Quel bonheur pour elle de pouvoir dorénavant utiliser une voiture propre.

Voilà Marcel reparti pour un bon moment encore, car le magasin en question est à plus d’une de-mi-heure d’ici, dans la ville voisine.


Stéphane, le gamin d’en face est, comme à son habitude, sur le trottoir en train de tapoter sa balle, ou plutôt, la balle de sa sœur. Il a passé une bonne partie de l’après-midi à jouer avec son ordinateur et a besoin de se détendre un peu, car aujourd’hui, nous sommes mercredi, et les écoliers n’ont pas cours. Il en va de même pour les jumeaux qui, de la fenêtre de leur chambre, l’aperçoivent dans la rue. Ils descendent, sortent et l’appellent :

– Banane, viens voir, on a quelque chose à te montrer.

Stéphane ne rétorque pas face à leur moquerie et traverse la rue, balle sous le bras. Les jumeaux l’invitent à les suivre derrière leur maison. Là se trouve la façade arrière de la bâtisse, dépourvue de toute ouverture en raison de son exposition au nord et au Mistral, un vent violent qui souffle dans le Sud. Seul existe à une extrémité, un petit fenestron protégé par des barreaux métalliques, vraisemblablement prévu pour la clarté et l’aération d’une salle de bains.

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