Fyctia
La mort d’un conducteur routier 4
Madeleine, puisque c’est son véritable prénom, est une femme un peu plus jeune que lui, à la silhouette généreuse. On la croirait sortie d’un tableau de Rubens. Ses cheveux grisonnants sont tirés en arrière et enroulés en chignon banane, son nez tout en rondeur et ses pommettes rosées sont sur-montés d’une paire de lunettes cerclée de métal. Elle est caissière dans la petite supérette du quartier. Un métier pas très difficile, mais éreintant, car la position assise et constante tout au long de la journée, occasionne quelques fois des douleurs lombaires dont elle se passerait bien, surtout lorsqu’il s’agit de faire le ménage. D’ailleurs, pour s’économiser un peu, elle envisage de se faire aider par une personne, à l’avenir.
Quelques instants plus tard, Célou, puisque tel est son surnom, sort en sifflotant de la salle de bains, une serviette nouée autour de la taille. Il entre dans sa chambre, s’habille et prépare une petite pile de linge sur son lit. Il retourne récupérer son sac dans l’entrée, le vide de son contenu, y range les quelques affaires propres qu’il vient de préparer et se dirige vers la cuisine pour récupérer le repas du soir que sa femme lui a préparé.
– Tiens, voilà il est prêt, lui dit Mado.
– Merci, tu connais la météo à venir ?
– Ils ont annoncé des orages à la télévision, mais je ne sais pas exactement dans quelles régions.
– Ce n’est pas grave, je ferai une halte s’il le faut.
De toute façon, il connaît le chemin par cœur pour l’avoir fait des dizaines de fois. Cela a l’avantage de réduire considérablement la fatigue et le stress liés à l’attention, surtout par temps de pluie. Et puis, chemin faisant, il pourra s’arrêter dans une de ces aires autoroutières qui n’ont plus de secret pour lui. Il les a presque toutes essayées et en a fait une sélection. Cela fait partie des pratiques du métier chez les itinérants.
Il empoche son trousseau de clés, son téléphone mobile et jette un dernier coup d’œil rotatif pour s’assurer qu’il n’oublie rien. Il embrasse sa femme, place la bandoulière de son sac sur son épaule et au moment de sortir lui dit :
Au fait, j’ai oublié de te dire que j’ai pris deux jours de congé après cette livraison, on pourra un peu se détendre et inviter les enfants à la maison ce week-end. Tu t’en occupes ?
– Oui bien sûr, je les appelle pour voir s’ils sont disponibles. Moi aussi j’ai oublié de te dire que j’ai passé des petites annonces chez les commerçants du quartier pour trouver une aide à temps partiel. Comme ça, l’on n’aura pas à payer la commission d’une agence.
– Tu as bien fait, ça te permettra de te ménager un peu, car je ne peux pas souvent t’aider à cause de mes absences répétées. Bon, j’y vais maintenant, je serai de retour dans deux jours.
La porte se referme et il reprend le chemin inverse de celui emprunté une heure plus tôt.
Cela fait maintenant plus de deux heures qu’il roule au volant de son véhicule. Vue de l’intérieur, sa cabine paraît relativement confortable et particulièrement ergonomique, avec deux sièges semi-enveloppants et montants très haut, faisant office de repose-tête. Le tableau de bord a une forme triangulaire, dont la pointe arrondie s’avance entre les deux sièges, permettant un accès plus facile aux commandes du poste de pilotage. Au-dessus du pare-brise, et dans un alignement parfait, sont disposés les appareils électroniques, tels que régulateur de ventilation ou de chauffage, autoradio, divers lecteurs, et la traditionnelle CB, le tout surmonté par un ensemble de rangements fermés. Derrière les sièges et sur toute la largeur de la cabine se trouve une couchette bien aménagée, sous la-quelle sont encastrés un réfrigérateur, un coffre et une tablette escamotable. Bref, un petit confort indispensable quand on passe la majeure partie de son temps sur la route.
Il l’a décorée à son goût et avec fétichisme, comme le font la plupart des routiers, en répartissant çà et là quelques petits bibelots et souvenirs pour lui tenir compagnie. Il a aussi accroché derrière le rétroviseur la traditionnelle plaque minéralogique emboutie à son prénom. Il faut dire que pour lui, c’est sa seconde résidence, mieux, sa seconde bulle intime. Il y passe beaucoup de temps et doit s’y sentir bien, puisque personne d’autre, que lui, n’accède à cet espace privé. Sauf lorsqu’il s’accorde un petit plaisir sexuel avec une prostituée.
Dehors, un éclair vient de déchirer le ciel suivi d’un bruit fracassant. Quelques secondes plus tard de grosses gouttes viennent s’écraser sur le pare-brise et marteler la carrosserie dans un crépitement continuel. Il regarde sa montre et le cadran GPS de son tableau de bord qui lui indique sa position actuelle. Il n’est pas très loin d’une aire de repos qu’il affectionne particulièrement pour son calme. Vu le mauvais temps et l’heure avancée, il va s’y arrêter pour prendre son repas du soir et se reposer afin de laisser passer cet orage.
Une demi-heure plus tard, il range son camion sur le parking affecté aux poids lourds, juste en face de la station-service, dont il ne distingue que la clarté des lumières à travers son pare-brise, car la pluie a maintenant redoublé de débit. Il coupe le moteur, baille, s’étire pour relâcher ses muscles, place ses mains les doigts croisés derrière la tête et reste immobile en contemplant le spectacle délassant qui se déroule à l’extérieur.
À quelques pas de là, une main plonge dans un sac féminin et en extrait un parapluie qui se déplie et s’ouvre dans un claquement sec. D’un pas décidé, la femme se déplace sous le déluge en direction du camion bleu, dont la cabine éclairée est à peine visible sous les trombes d’eau. Une fois à sa hauteur, du poing elle frappe fortement la portière à trois reprises. Célou tente de voir qui frappe à l’extérieur, mais n’aperçoit à travers les ruissellements sur la vitre, qu’un parapluie couleur rose qui cache la personne abritée. Il entrouvre alors la portière et aperçoit une jeune femme blonde aux yeux bleus, en minijupe beige et blouson de toile bleu.
– Qu’est-ce que c’est ?
– C’est pour un petit câlin, ça te dit mon chou ?
Ce genre de racolage tend à se développer et à s’organiser sur les aires de repos, notamment en-vers les routiers qui le soir, seuls dans leur véhicule, s’ennuient souvent. Les filles qui pratiquent le commerce du plaisir sexuel le savent et, pour elles, ils sont des clients faciles. Certaines ont même des habitués qu’elles rencontrent régulièrement, et puis sur un parking, elles se sentent moins isolées et plus en sécurité que dans la nature.
Après tout, pourquoi pas, pense Célou, avec la pluie ils ne seront pas dérangés, et puis, l’ambiance est propice. Il ouvre la porte, tend sa main à la jeune personne pour l’aider à monter dans la cabine et la referme aussitôt. Quelques minutes plus tard, inévitablement, la lumière de la cabine s’éteint.
1 commentaire
Mimi nana
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Il y a 6 ans