Fyctia
LE MARCHE DE TOUS LES DANGERS
Il arrête son mouvement, son dos se raidit, alors il se retourne lentement et me fixe de son regard de fou. Puis, il regarde ma mère, toujours au sol. Il blêmit, son regard saute de moi à ma mère comme des sauterelles dans un champ de maïs. Il ouvre la bouche, puis la referme, se passe une main dans les cheveux, son regard est paniqué. Il se retourne brusquement, fonce vers l’entrée de la maison, saisit son blouson et ouvre la porte.
Avant de partir, il se retourne, ses yeux sont injectés de sang, il titube.
— Occupe-toi de ta mère, je reviens.
Je suis restée debout au milieu de ce carnage, sans aucune réaction. J’ai attendu un petit moment, puis j’ai eu peur que maman ait froid, alors je suis allée chercher une couverture pour la couvrir. Et c’est à ce moment-là, que je me suis rendu compte que papa ne reviendrait pas et qu’il fallait que j’aille chercher du secours. Je suis allée chercher ma petite sœur, je lui ai passé son blouson et son bonnet, puis nous avons traversé la salle à manger d’un pas lent et incertain, les yeux, rivés sur elle toujours inerte. D’habitude, c’est mon père qui me fait peur, mais aujourd’hui, pour la première fois, c’est maman qui me fait peur. Son regard d’habitude si peureux, n’est plus. Rien ne passe dans le gris de ses yeux. Ni peur, ni joie, ni tristesse, juste du vide, et cette musique de malheur qui raisonne encore et encore dans mes oreilles et me donne envie de vomir. Une fois dehors, le froid m’a saisie. J’ai refermé ma main sur celle de ma sœur, nous avons longé la maison dans la nuit noire, puis devant la porte blanche de la voisine j’ai frappé, doucement. Une peur intense s’est emparée de moi, comme si ce geste allait sceller notre avenir, que tout allait changer. La porte s’est ouverte sur Éliane toute souriante.
Papa est partie, et maman elle ne bouge. Il nous a laissées toutes seules.
Je me rappellerais son regard toute ma vie. Son sourire, c’est affaissé, et dans son regard j’y ai lu « voilà, ce qu’il devait arriver arriva » elle nous a fait entrée, a crié quelque chose à son mari, puis tout à tourner comme dans un film au ralenti. Des cris, des pleurs, des pas précipités. Un jus d’orange que l’on me tend, une couverture que l’on me pose dessus. Des hommes en blanc, en bleu, qui me posent des questions auxquels je suis incapable de répondre. Je ne voulais qu’une seule chose à cet instant, me cacher au fond de mon lit et dormir, pour ne plus entendre cette musique, sentir cette odeur de sapin de dinde et du sang, l’odeur de la peur.
— Francine, arrête, respire doucement ma belle. Tu es en sécurité ici.
Une gifle ! Je crois que l’on vient de me gifler ! Les images de cette nuit funeste sont parties comme par enchantement et les yeux de Mauricette sont justes face à moi, inquiets.
— Tu viens de me gifler ?
Je pose une main sur ma joue douloureuse.
— Il fallait faire quelque chose. Tu étais en train de paniquer. C’était soit une gifle, soit le SAMU. J’ai préféré la gifle, c’est plus efficace.
Je grimace.
— Ça fait mal !
Elle dodeline de la tête. Je la trouve ridicule avec ses cheveux blancs bouclés, ses petites lunettes de mère Noël et son chapeau rouge en forme de tarte sur la tête.
— Désolée ma petite, mais tu n’arrivais plus à respirer, il fallait faire quelque chose. Vient avec moi, nous allons discuter un petit peu.
Mon esprit reprend pied et autour de moi un petit groupe s’est formé. Il y a Paul, le regard indécis et un brin coupable, puis tous les autres. Je souris pour rassurer tout le monde, mais ils me regardent tous, bizarrement.
— Bon, le spectacle est terminé, tout le monde dégage. Alban, un vin chaud corsé s’il te plait.
Puis la mère Noël m’entraîne dans son sillage. Nous entrons dans un chalet, elle me pousse sur une chaise, en tire une autre face à moi, puis elle me prend les mains. Elle soupire avant de commencer à parler.
— Bon, petite, je t’aime énormément, mais j’en ai marre de te voir dans cet état-là. Je pensais qu’avec le temps cela passerait, mais non ! Alors nous allons discuter entre femmes toutes les deux.
Mince, je vais me faire remonter les bretelles par la mère Noël !
— Je suis désolée Mauricette. C’est toute cette ambiance qui me perturbe. Je vous avais prévenue. Je crois que je ferais mieux de rentrer.
Elle me serre les mains plus fortes.
— Hors de question ! Cette année, tu vas affronter tes peurs et tes angoisses. Il faut que tu règles une bonne fois pour toutes cette saleté d’histoire. Tu ne vas quand même pas le laisser gagner encore une fois ?
Je sais instantanément de qui elle parle, mon père et ce lien bizarre qui munit à lui entre amour et haine. Cette peur de l’autre qu’il m’a injecté petit à petit au fil de ses violences.
Ce qui fait que je suis moi aujourd’hui. C’est lui qui m'a sculpté au fil des ans, même si je ne l’ai plus revu depuis ce fameux soir, il a toujours était là, tapi au fin fond de moi, à me juger, à me terroriser. Je reste la petite fille peureuse qui attend son retour. Je le hais pour avoir tué ma mère sous mes yeux, et pourtant je lui en veux de m’avoir abandonnée avec elle cette fameuse nuit. Je secoue la tête un peu perdue.
— Francine. Je veux que tu restes ici, que tu viennes tous les soirs. Je veux que tu te fasses de nouveaux souvenirs. Je veux que tu aimes Noël. Si tu arrives à te raisonner, tu vas gagner et lui il va perdre. Pour la première fois de ta vie, tu vas lui résister et je suis certaine que tu vas gagner. Nous sommes tous avec toi.
Je la regarde le souffle encore erratique et le regard incertain. J’aimerais pouvoir lui dire que oui, je suis assez forte, mais je sais au fond de moi qu’il n’en est rien, et me retrouver ici, va me faire vivre un enfer. Je sais que ce soir je vais faire encore des cauchemars, que je vais me réveiller en sueur et paralysée par la peur, parce que me rappeler ce fameux soir me fait toujours cet effet. Et je déteste cela, je me déteste dans ces moments-là.
— Francine, tu as vingt-sept ans et tu es toujours célibataire, tu vis comme une none et j’en ai marre de te voir vivre ainsi. Jusqu’à ce que Céline accouche, je vais m’occuper de toi et de tes phobies.
Elle se lève et dans son costume rouge elle prend toute la place.
— Je te promets un truc ma belle. Quand je partirai d’ici, tu seras mariée et enceinte, je t’en fais la promesse.
J’ouvre la bouche pour parler, mais rien ne sort. Ils vont tous me rendre folle. Le diable de Noël qui s’échine à me rendre la vie impossible vient encore de frapper. Et je suis certaine d’une chose, si Mauricette en a décidé ainsi, rien ni personne ne pourra l’en dissuader.
— Je viendrais au marché tous les jours, mais en ce qui concerne ma vie intime, tu n’as pas à t’en mêler. Je suis d’accord, je vais faire un effort pour aimer Noël, mais en échange tu abandonnes ton idée de mariage et de bébé. On va y aller petit à petit. D’accord ?
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