Fyctia
Chapitre 7 (2/2)
Chapitre 7 - Les dossiers effacés
Une minute de plus s’écoulait, indifférente, tandis que, dehors, le bourdonnement de la ville filtrait à travers les fenêtres entrouvertes.
Derrière son écran, Dupraz levait à peine les yeux, son visage fermé par des années de service et de fatigue accumulée.
— Vous avez l’air soucieux, inspecteur.
Sa voix était neutre, un peu lasse, comme s’il anticipait déjà un problème supplémentaire à ajouter à la longue liste.
— J’ai un problème.
Dupraz arqua un sourcil, arrêta un instant de taper sur son clavier, puis se cala dans son fauteuil, le cuir craquant sous son mouvement.
— Je vous écoute.
Étienne prit une inspiration profonde. Il devait être précis, clair, factuel. Mais son estomac était un nœud de tensions. Sa propre voix lui sembla étrangère lorsqu’il lâcha enfin le nom :
— Marc Delattre.
Le silence s’étira.
Le commissaire ne réagit pas immédiatement.
Une simple seconde. Peut-être deux.
Puis il plissa légèrement les yeux, comme si le nom ne lui évoquait absolument rien.
— Qui ça ?
Le cœur d’Étienne manqua un battement.
Son pouls cogna dans ses tempes.
— La victime de cette nuit, articula-t-il plus lentement. L’homme retrouvé mort dans son appartement.
Il s’attendait à un froncement de sourcils, à une correction sur un détail, peut-être même une remarque sarcastique.
Mais rien.
Dupraz cligna des yeux. Une fraction de seconde trop lentement.
— Inspecteur… Il marqua une légère pause. Il n’y a jamais eu de meurtre.
Le commissaire Dupraz ne sourcilla pas. Il ne chercha pas à comprendre. Pas de froncement de sourcils. Pas d’agacement. Rien. Comme si cette phrase avait été prononcée cent fois. Comme si elle était figée dans sa mémoire, prête à être récitée à l’infini.
La phrase explosa dans le crâne d’Étienne comme une détonation assourdissante.
Il ouvrit la bouche. Aucune parole ne sortit.
L’espace d’un instant, son corps entier sembla se figer.
Non.
C’était impossible.
Il n’y avait aucune trace du crime.
Aucune mention du cadavre.
Et maintenant, son propre supérieur affirmait qu’il n’avait jamais existé.
L’air devint plus lourd, plus compact, comme si la pièce se contractait autour de lui. Une nausée sourde monta dans son ventre, faisant trembler légèrement ses doigts. Il déglutit avec peine, sa bouche soudainement sèche.
— Commissaire, je… je ne comprends pas.
Sa voix était plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.
Dupraz le regardait avec un mélange de patience et d’indifférence, une expression polie mais totalement fermée.
— Vous vous sentez bien, Larue ?
Le frisson qui courut dans la nuque d’Étienne ne devait rien au hasard.
Il le voyait dans les yeux de Dupraz.
Ce n’était pas un jeu.
Ce n’était pas un mensonge.
Ce n’était même pas un oubli.
Pour lui, ce crime n’avait jamais existé.
Un bourdonnement sourd résonna dans sa tête. Son corps était en tension, prêt à se défendre contre une menace invisible. Il inspira profondément, tenta d’ancrer ses pieds au sol, mais il ne savait plus ce qui était réel.
Ses jambes semblaient lourdes, presque raides. Son souffle était saccadé.
Il devait sortir d’ici.
Il devait réfléchir.
Mais penser lui semblait difficile. Son esprit était engourdi, vidé d’une partie de lui-même. Quelque chose lui échappait. Quelque chose d’essentiel, d’indicible. Il tenta de s’accrocher à une certitude, solide… mais tout lui glissait entre les doigts.
Dans le couloir, les bruits du commissariat lui parurent distants, étouffés, comme à travers une vitre épaisse. Chaque pas résonnait étrangement sous ses semelles, comme s’il traversait un espace qui n’avait plus la même consistance.
Il croisa David.
Le lieutenant releva la tête et fronça légèrement les sourcils en le voyant passer.
— Ça va, vieux ?
La voix de David lui parut étrangement distante, comme un écho à retardement.
Étienne ne répondit pas.
Il continua à avancer, dépassa son collègue sans un mot et poussa la porte du commissariat.
L’air glacial le frappa comme une gifle.
Il inspira une grande bouffée, mais l’oxygène ne fit rien pour calmer le chaos qui tourbillonnait dans sa tête.
Son téléphone vibra dans sa poche.
Un numéro inconnu.
Un message.
Il baissa les yeux.
L’écran affichait une simple phrase.
“Vous ne vous souvenez pas. Pas encore.”
Un frisson brutal.
Il baissa lentement son téléphone. À cet instant, il le sentit. Une pression, imperceptible, mais bien là. Quelque part derrière lui. Un regard invisible, suspendu sur sa nuque. Il se retourna d’un geste sec.
Rien.
Ses doigts se crispèrent sur l’appareil.
Son pouls tambourinait dans sa poitrine.
Qui…
Ou quoi…
Essayait de lui faire oublier la vérité ?
Étienne passa le reste de la matinée plongé dans un mutisme inquiet, l’esprit vrillé par une tension sourde qu’il ne parvenait pas à dissiper.
Le troisième meurtre.
Il avait tout vu. L’appartement, le corps, le verre sur la table. Il avait assisté à l’enquête, entendu les analyses, posé les questions. Mais quelque chose ne collait pas. Quelque chose le hantait, comme une note dissonante dans une mélodie qu’il ne parvenait pas à identifier.
Et puis…
Il y avait ce regard que David lui avait lancé avant qu’ils ne se séparent. Ce même regard prudent, cette lueur d’évaluation, il pesait chacun de ses mots avant de parler. Il hésitait à lui dire quelque chose.
Étienne avait l’impression d’étouffer.
Alors, il avait pris sa voiture.
Pas parce qu’il en avait besoin.
Pas parce que le protocole exigeait une nouvelle visite sur les lieux.
Mais parce qu’une part de lui, viscérale, instinctive, avait besoin de voir. De s’assurer qu’il ne délirait pas. Que tout était bien là, tel qu’il s’en souvenait.
Alors il retourna à l’appartement du troisième meurtre.
Pas pour enquêter.
Pour s’assurer qu’il ne perdait pas pied.
2 commentaires
NohGoa
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Il y a 19 jours
Astrid.D
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Il y a 19 jours