Fyctia

Rose - Samedi 4 décembre

Bien que je sois rentrée très tard du bar hier soir, je suis déterminée à profiter de cette belle matinée ensoleillée. Il n’est que dix heures, rien ne bouge dans la chambre de Calvin. Sa mauvaise humeur perpétuelle ne me manque pas.

Assise dans le canapé d’où je savoure les dernières gouttes de mon latte, j’examine ma petite pièce à vivre. J’ai rompu le contrat de location de ma mère à sa mort et Calvin est venu habiter chez moi. J’ai dû aménager une alcôve dans le salon pour mon lit. À cause d’une fuite d’eau récurrente au niveau de la plomberie de la cuisine, le mur du couloir suinte l’humidité.

J’espère avoir le budget afin de réaliser quelques travaux de réparation en janvier, avant la prochaine visite des services sociaux. J’économise depuis septembre dans ce but. Et mes shifts au bar chaque weekend, débutés en septembre, me rapprochent de mon objectif. Ça m’épuise, cependant les pourboires sont corrects. Je pourrai en plus offrir un petit cadeau à Calvin, même s’il grommellera seulement pour me remercier.

Dans un soupir, je repousse la question financière au loin. On a dit que l’on profitait de ce samedi, avant de rejoindre le bar à dix-huit heures ! Je lance toutefois une énième machine, puis attrape le sac contenant mes rollers et me hâte vers l’arrêt de bus afin de rejoindre la promenade au bord de la rivière. Bien que mon tacot ait redémarré hier matin, j’ai contacté par sécurité le garagiste recommandé par Aaron. Je dois lui apporter ma voiture lundi après les cours. Je ne voulais pas être redevable au gentil coach — ou à personne d’autre, d’ailleurs. Il faut néanmoins que je sois fixée : si les coûts pour la réparation de mon épave sont trop élevés, les transports en commun vont devenir mes alliés. Et Calvin me détestera encore plus. Sans trop y croire, j’espère un miracle de Noël et un verdict moins sévère.

Mes pensées retournent vers Aaron Mackenzie tandis que je prends place dans le bus. Il m’a écrit hier pour savoir si ma voiture s’était montrée coopérative. Il s’est même excusé de ne pas me rejoindre sur le parking du stade, car il se trouvait déjà en pleine réunion stratégique pour le match de demain. Il est si serviable !

La quinzaine de minutes passée dans son véhicule revient au premier plan dans mon esprit. Si c’était plutôt agréable, ma réaction quand le nom “Brooke" est apparu sur l’écran m’a surprise. J’ai cru que c’était sa copine et cette éventualité m’a remué les entrailles... C’était sa sœur ; or, cela ne signifie pas pour autant qu’il est célibataire. Il me semble avoir lu dans la presse qu’il avait une petite amie l’année dernière, est-ce que leur relation a tenu après son accident ? Je me crispe de nouveau à l’idée qu’il soit en couple, quelque chose se coince dans ma poitrine.

Je ne comprends pas ma réaction. Qu’est-ce que ça peut me faire ? Je le connais à peine ! Et je n’envisage pas du tout de fréquenter quelqu’un en ce moment !

Épuisée par moi-même, je me passe une main sur le visage. Tampa et ses sapins en plastique accrochés aux lampadaires défilent de l’autre côté de la vitre à la propreté douteuse. Ça semble toujours aussi ridicule au bout d’une semaine d’installation. Je me concentre sur mon téléphone pour ne plus les contempler et envoie un message à Javier. Il ne me répondra pas tout de suite, je le sais : il n’émerge pas avant midi en général le week-end. Il sort ou répète avec son groupe de reprises pop jusqu’au bout de la nuit.

Une exclamation du chauffeur me fait lever la tête de la question grivoise que je posais à mon meilleur ami. Un ralentissement s’est formé sur la route devant nous. J’en découvre la cause lorsque nous passons à côté de l’un de ces foutus sapins qui gît au sol sur le trottoir. Voilà que Noël est dangereux, à présent ! Je savais bien qu’il ne fallait rien attendre de bon de cette période de l’année.

Je descends à l’arrêt suivant et m’assois sur un banc pour chausser mes rollers. Je m’élance sur la voie interdite aux voitures et aménagée le long de la rivière Hillsborough. Le franc soleil d’hiver jette des reflets sur l’eau et sur les vitres des hauts buildings qui bordent la promenade.

La foule n’a pas encore envahi les lieux, je retrouve sur le champ le plaisir que me procure cette discipline. Même les guirlandes étoilées qui s’enroulent autour de la rambarde et de certains piliers n’arrivent pas à diminuer mon enthousiasme. Le buste légèrement penché vers l’avant, les bras détendus mais prêts à me rééquilibrer en cas de besoin, je pousse sur mes pieds. Ce geste rythmé m’apaise. Le bruit des roues sur la surface lisse de la promenade se mêle à celui des bateaux-taxis jaunes qui, indolents, se baladent sur le cours d’eau.

J’accélère sur les portions droites, freine et slalome entre les autres passants dans les zones plus fréquentées. Soudain, mon regard accroche un éclat roux face à moi. Puis un fauteuil roulant. Les papillons dans ma poitrine réalisent autant de vrilles que moi à l’instant grâce à mes rollers. J’hésite durant une fraction de seconde, va-t-il me reconnaître ?

Je ralentis de plus en plus sur les derniers mètres et suis soulagée de voir qu’Aaron m’imite. Nous nous arrêtons, face à face, dans un ultime tour de roues.

— Salut, tu...

— Eh, comment tu...

Nous rigolons d’avoir parlé en même temps.