Fyctia

— Attends, tu n’essaies pas de me caser avec elle, j’espère ?

Au moins, avec Gary, il n’y a pas de faux-semblant. Il ouvre les mains devant lui et esquisse un sourire en coin.

— Ce serait si terrible ?

— En théorie, non. C’est une chic fille, mais, de mon côté, tu oublies un détail majeur.

Son visage avenant s’assombrit, il soupire.

— Je suppose que tu n’as pas envie d’écouter ça, déclare mon patron, encore plus venant d’un vieux divorcé, pourtant rien n’est joué, pour toi. Tu vas rencontrer une chouette fille que tu feras craquer, qui t’aimera et qui se sentira assez forte pour tout partager avec toi. Même les parties moins cool... C’est censé fonctionner ainsi, un couple...

Les regrets se perçoivent facilement dans son timbre grave. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé avec son ex-femme — j’ai entendu dire qu’elle l’accusait de trop travailler.

— C’est particulier dans mon cas, Gary, répliqué-je d’une voix neutre.

— Je sais bien, mais elles ne sont pas toutes comme Tracy. Celle-là ne te méritait pas.

Je n’ai jamais pensé cela ; or c’est ce qu’elle m’a affirmé à maintes reprises, elle aussi. Tracy et moi venions de nous fiancer quand j’ai eu mon accident. Elle m’a vite quitté en m’expliquant que “ce n’est pas toi, c’est moi, je ne suis pas assez forte pour te soutenir dans cette épreuve”. Ma sœur Brooke a dû se retenir de lui crever les yeux. Pour ma part, bien qu’elle m’ait brisé le cœur, j’ai totalement compris sa décision. Qui, à vingt-quatre ans, aurait envie de vivre avec un paraplégique ?

Nous devions passer le reste de notre vie ensemble, néanmoins, je n’étais plus l’homme dont elle était tombée amoureuse. Moi-même, je me redécouvre. Avant d’envisager une nouvelle histoire, je dois tout d’abord savoir qui je suis, maintenant que je ne tiens plus debout. Voilà pourquoi je ne cherche pas à rencontrer quelqu’un en ce moment.

L’image de grands yeux bleus, d’une queue de cheval et d’un filet qui déborde de ballons s’impose à moi.

— Eh, Aaron, tu es toujours avec moi ? s’inquiète mon patron.

Je sens mes joues qui s’échauffent et simule un bâillement pour détourner son attention.

— Oui, pardon, je suis crevé.

— Bien sûr ! Rentre chez toi et repose-toi, on a encore pas mal de boulot pour le match dimanche. Tu as entraînement avec les jeunes espoirs en plus, demain, c’est bien ça ?

— Oui. Et visiblement je dois aider à planifier une fête de Noël, aussi, ajouté-je avec un clin d’œil.

Sa grimace désolée ne représente qu’une faible récompense. Il bouge sa tête pour détendre ses cervicales, qui le font souvent souffrir en fin de journée.

— J’espère que tu me pardonneras un jour, mais, comme je te l’ai dit, je la sens bien cette histoire.

Je grogne, dépité.

— Sérieux, Gary, tu me revaudras ça. Je vais te le ressortir souvent !

Il s’esclaffe, m’ordonne de filer chez moi et me serre l’épaule en me contournant. Je repasse par mon bureau pour récupérer mon sac contenant le nécessaire vital - pansement anti-escarres, sonde urinaire et antibiotiques pour contrer les infections. J’attrape aussi des notes à potasser à la maison et rejoins enfin ma voiture après une balade dans deux ascenseurs différents. Une fois mon fauteuil et moi-même à peu près bien installés, je m’accorde un petit plaisir : j’appelle ma sœur Brooke. Après les salutations d’usage, je m’assure que je ne la dérange pas.

— J’interromps peut-être un moment romantique avec León ? demandé-je.

— Par romantique, tu veux dire, hum... ?

— Argh, sœurette, je t’ai déjà dit mille fois de ne pas faire d’allusions de ce genre avec moi. Dans mon esprit, vous ne vous faites que des bisous sur la joue et vous vous tenez la main lors de vos promenades. C’est tout ! Laisse-moi dans le déni, s’il te plaît !

Le rire clair de Brooke résonne dans l’habitacle. Elle file le parfait amour depuis cet été avec León, un jeune informaticien qu’elle a rencontré sur la plage de Los Angeles où nous avons passé nos vacances. Ils vivent tous les deux à New York.

— OK, OK. Pas de souci, en tout cas. On ne se voit pas ce soir : je suis à l’appart avec Ava, Victoria est chez Sebastian.

Ava et Victoria sont ses deux meilleures amies à Columbia University.

Je m’arrête pour laisser passer une mère avec deux jeunes enfants. Elle semble aussi lasse que moi. Je reprends toutefois le fil de notre discussion.

— Tu passeras le bonjour à Ava !

— Bien sûr. Alors, quoi de neuf ? La prep pour dimanche avance bien ?

— Oui, rien à dire de ce côté-là... Par contre, Gary m’a chargé d’organiser la fête de Noël...

— Quoi ? s’écrie-t-elle. Non, je ne te crois pas !

Je lui raconte dans les grandes lignes la teneur de ma discussion avec mon patron.

— C’est horrible, planifier une telle fête doit être la dernière chose dont tu as envie cette année !

— Bah, ce ne sera pas si terrible...

Je minimise l’effort que la demande de Gary me coûte. Je ne veux pas inquiéter Brooke. Elle a très mal vécu mon accident. La colère la dévorait. Je cache la mienne, du coup, quand nous discutons. Car je suis en colère, bien évidemment. Qui ne le serait pas ? J’ai perdu plus que mes jambes sur le terrain, durant ce match. On m’a arraché ma raison de vivre et la possibilité de pratiquer ma passion. Devenir coach n’a pas tout à fait comblé ce manque.

— Quand même, Aaron... insiste ma sœur.

— Je t’assure, ça va aller. Et ma collègue Emmy est sympa.

— Ah... Elle te plaît ?

Le ton de Brooke se modifie, je l’imagine se redresser sur son siège et tourner une mèche de ses longs cheveux roux entre ses doigts. Tout en restant vigilant à une intersection importante, je la détrompe sans attendre.

— Non ! Tu sais que je ne veux fréquenter personne en ce moment.

— Oui, comme moi cet été, et tu sais comment ça a fini...

— Certes, mais ce ne sera pas le cas ici ! Allez, je te laisse, petite sœur, je suis arrivé.

Nous nous souhaitons une bonne soirée tandis que je me gare dans le parking ultramoderne de ma résidence. Grâce à notre discussion, je n’ai pas enregistré les guirlandes éclairées et autres étoiles qui jalonnent le trajet. C’est toujours ça de pris.

Dans le sanctuaire de mon appartement, vierge de tout sapin, j’oublie un instant Noël en préparant un risotto de cèpes. J’adore cuisiner. J’ai même hésité à orienter ma reconversion professionnelle forcée vers ce milieu : Brooke désirait que je la rejoigne à New York et que je suive une formation de chef. Gary m’a proposé de devenir coach peu après, j’ai choisi le football.

J’espère que je ne vais pas le regretter.

******

Merci d'être au rendez-vous ! ❤️

Petite anecdote : si, quelques mois en arrière, on m'avait dit que j'écrirais une romance de Noël Et une romance sportive, j'aurais ricané très très fort. 😁

Toutefois, j'ai beaucoup apprécié la série Friday Night Lights qui se déroule dans l'univers du football américain.

Et je dois avouer mon amour pour la chanson Popular de Nada Surf depuis sa sortie en 1996 (no comment) et également pour son clip.

https://www.youtube.com/watch?v=hAFuD-S-e_E 😁