Fyctia
2.2 Thanks
— Si, c’est évident, insiste Javier. Depuis qu’on se connaît, c’est la première fois que ça pétille dans ton regard quand on parle d’un mec.
Je me sens rougir de plus en plus. Il me connaît si bien ! Je crois que je n’aurais pas survécu sans lui l’hiver dernier. Et il a raison : je ne me suis pas souvent emballée pour un homme. Jamais, même. Un premier petit copain au lycée, un autre à la fac, cinq ou six relations très courtes ensuite. Pas d’étincelles, de cœur qui bat très fort ou de sentiment au fond de toi qui te crie que tu te trouves à ta place dans ces bras-là.
— N’importe quoi, Javi ! Tu es en forme aujourd’hui. Tu as vu Sharon hier soir ?
— Non, elle est au Japon. Mais on a bien répété avec les gars, puis on est sorti. J’ai passé un très bon moment, si tu vois ce que je veux dire.
— Je vois, oui ! Dis-moi tout ! Enfin, presque tout, hein...
— À propos des morceaux travaillés pendant notre répet ou du reste de ma soirée ?
Je rigole de bon cœur, rassurée que le sujet “Aaron Mackenzie” soit délaissé. La cloche sonne de toute façon au milieu du rapport trop détaillé que dresse Javier à propos de Luc, un français rencontré dans son bar favori. Nous rejoignons nos classes.
Tenter de raconter de façon palpitante la guerre d’indépendance à mes élèves de 7th grade et celle de Sécession aux 8th grade m’oblige à écarter le beau roux de mon esprit. À la pause déjeuner, la prof de sport du collège s’extasie sur les ballons et me remercie. Heureusement que Javier est resté corriger des copies dans sa classe, car il en aurait profité pour insister : ma collègue se lance elle aussi dans l’éloge de Brad Scott et Aaron Mackenzie. À l’instar de mon ami, elle prend un ton désolé pour parler du deuxième. Cela me gêne toujours autant. Elle s’éclipse pour ranger le gymnase et me laisse enfin manger mon tuna sandwich en paix.
Téléphone en main, je scrolle sans but sur Instagram. J’hésite à chercher Aaron sur Google. Je me ravise, il me semble que cela s’apparenterait à une violation de son intimité. Ce n’est pas pareil de rechercher des infos sur des stars ou des politiciens, par exemple. Là, je vais forcément le croiser de nouveau. Je l’espère, en tout cas. Si l’occasion se présente, je lui poserai moi-même toutes ces questions.
Mon seul cours de l’après-midi avec mes petits 6th grade passe vite. Leurs sourires et mots gentils me réchauffent le cœur par rapport aux visages fermés de mes élèves plus âgés. Ah, les adolescents... Surtout que je m’apprête à retrouver le mien ! Bien que Calvin ait des circonstances atténuantes, il est vraiment difficile ces derniers temps.
Avant de me soucier de sa probable mauvaise humeur à la maison, je m’inquiète pour ma voiture. Le bruit louche qu’elle émet au démarrage depuis plusieurs jours ne me dit rien qui vaille. Il faudrait que je l’emmène au garage, mais je crains que cela ne me mette dans le rouge pour tout le mois. En décembre, en plus ! Sympa le cadeau de Noël.
J’habite tout près heureusement et rejoins sans encombre notre deux-pièces situé au rez-de-chaussée d’une maison partagée. Des décorations de Noël, installées par nos voisins, envahissent aussi la pelouse qui donne sur la rue.
Notre salon en bazar et l’air renfrogné de mon frère m’accueillent. Seul point positif : aucun sapin ou autre guirlande n’est en vue à l’intérieur.
— Tu es déjà là ? m’étonné-je. Je croyais que tu sortais plus tard.
— Y avait un prof absent, marmonne-t-il sans lever le regard de son PC.
Les bruits qui s’en échappent m’indiquent qu’il est en train de visionner, sans surprise aucune, un match de football. Il s’est mis en tête d’analyser chaque action décisive de chaque rencontre de la NFL du début jusqu’à nos jours. J’exagère à peine.
— Tu en as profité pour faire tes devoirs ?
— J’avais tout fait.
Concentré, il ne bouge pas. Sa tignasse brune mange son front et la moitié de ses yeux, qu’il a aussi bleus que les miens. Je prends ma meilleure voix de parent autoritaire.
— Montre-moi, s’il te plaît.
— Tu saoules !
— Ne me parle pas comme ça, Calvin !
Il se lève et attrape son ordinateur dans un seul mouvement.
— Je te parle comme je veux, t’es pas ma mère !
La porte de sa chambre claque, mes yeux brûlent.
Il a raison, je ne suis pas sa mère. Elle est morte à la fin de l’hiver, après un combat éclair contre un cancer dévastateur. Notre père étant décédé il y a dix ans, j’ai ainsi été propulsée tutrice légale de Calvin. Depuis la maladie de maman, il est complètement perdu et je n’arrive pas à le retrouver. Je lui ai laissé du temps, au début, j’ai été patiente. Enfin, je crois. C’était loin d’être aisé, au milieu de mon propre chagrin.
Il est encore plus tendu ces dernières semaines. Je sais qu’il sèche certains cours et qu’il ne travaille pas assez. Seul le football compte. Je ne parviens pas à lui faire comprendre que s’il veut en faire son métier, il doit également assurer un minimum sur ses cours. Il a seize ans, c’est la période décisive pour cela. Pire, si ses résultats scolaires baissent trop et si son absentéisme est élevé, je risquerais de perdre sa garde.
Je frémis à cette idée. À cet instant, comme s’il percevait mon désarroi, Claus, le chat de ma mère, se frotte à mes jambes. Contrairement à mon petit frère, le gros matou orange a accepté sans broncher que je l’adopte. Il était aussi triste que moi, je crois, à la mort de sa maîtresse, nous avons trouvé du réconfort l’un dans l’autre.
Je le câline un moment. En me redressant, mon regard se pose sur la table à manger où Calvin a laissé traîner une assiette, un verre, du pain de mie et du beurre de cacahuètes. Je devrais le rappeler et lui demander de ranger, je n’en ai pas la force. Le faire moi-même me paraît moins fatigant. Il en va de même pour le tas de linge sale que je ne manquerai pas de découvrir dans notre minuscule salle de bains.
Au moins, me concentrer sur mes tâches ménagères m’évite de trop penser à mes soucis et à mon deuil. Ou à Aaron Mackenzie.
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clecle
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Daphnée Wood
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Le Mas de Gaïa
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Il y a 15 jours