Fyctia

Rose

Aaron Mackenzie ne quitte pas mes pensées. L’émeraude de ses iris qui brillait tandis qu’il me taquinait, ses bras musclés et ses cheveux d’un roux subtil m’accompagnent sur mon trajet. Ainsi que son fauteuil.

Mon cœur se pince pour lui. Je n’ose imaginer ce qu’il a éprouvé quand sa carrière s’est brisée en même temps que sa colonne vertébrale. Au-delà de perdre l’usage de ses jambes et de vivre au quotidien avec son handicap, ne plus pouvoir exercer sa passion a dû le détruire. Mon frère ne s’en remettrait pas, j’en suis certaine, et il débute seulement dans la discipline, comparé à Aaron. Je frémis sur mon siège et repousse au loin l’image de mon Calvin blessé et ne pouvant plus jouer au football.

Sur le court chemin pour rejoindre l’établissement où je travaille, je grimace face à l’amoncellement de décorations de Noël. Ils ont vraiment exagéré cette année, comme dans le complexe des Buccaneers. Ou peut-être est-ce tout le temps ainsi ? C’est juste que cette période n’a plus aucune saveur, sans elle.

J’écarte le souvenir de ma mère de mon esprit et bascule de nouveau sur le coach. J’ai envie d’en savoir plus sur lui. Le chercher sur Google me démange. Calvin m’a déjà parlé de lui en long, en large et en travers. Il n’a cependant mentionné que son talent et ses meilleurs matchs avant ce terrible coup du sort. Il n’a pas décrit la lueur taquine dans ses yeux, ses épaules larges ou les muscles de ses bras qui ondulent à chacun de ses mouvements.

Le bâtiment défraîchi qui abrite Roland Park middle school apparaît et me sauve de mes pensées tendancieuses. Je peste, car il ne reste plus de places de parking près de l’entrée. Je vais devoir transporter les ballons sur une plus longue distance. Le coach Mackenzie, comme l’appelle Calvin, revient sur le devant de la scène. Dire que je l’ai gêné avec la balle fugueuse... Il n’avait pas l’air de m’en vouloir, cela dit. Il semblait bien plus irrité par les décorations de Noël qui envahissent tout.

Mon estomac se comprime. Je le comprends. Ce sera notre premier Noël sans elle...

— Ma fleur, attends, je vais t’aider !

Javier, mon collègue et meilleur ami, me redonne tout de suite le sourire. Il m’embrasse sur le haut du crâne et me soulage de mon chargement. Nous nous sommes rencontrés il y a deux ans — un vrai coup de foudre amical. Je venais d’arriver dans l’établissement, c’était sa troisième année en tant que prof de maths.

Avec sa petite taille, il disparaît presque entièrement derrière le grand sac. Seuls ses cheveux noirs coiffés à la perfection dépassent. Il ne se plaint pas néanmoins et reprend sa progression vers l’entrée du collège.

— Wow, t’as récupéré tout ça, c’est top ! Ils vont être ravis.

Les vieux ballons des Buccaneers équivalent à un trésor ici. Notre école est située dans le quartier défavorisé de Carver City, proche de l’aéroport.

— Je pense que Brad Scott en pince pour toi, déclare mon ami, en me regardant par en dessous.

— Pas du tout ! Il est en couple et, de toute façon, il ne me plaît pas.

— Tu n’es pas humaine, je le savais ! Quelle personne normalement constituée ne serait pas attirée par Scott ?

— Il est trop lisse, trop parfait. Et tu me fatigues de bon matin, Javi, répliqué-je sur un ton blasé. “Chacun ses goûts”, ça te dit quelque chose ?

— Eh, je te taquinais c’est tout. Moi j’en ferais bien mon quatre heures par contre, y a pas de doute.

— Oui je sais... Et ton dîner aussi.

Il prononce en même temps que moi la fin de cette expression qu’il a inventée lui-même, puis s’esclaffe. Il est en ce moment dans une relation libre avec Sharon, une hôtesse de l’air. J’admire son ouverture d’esprit et son assurance en ce qui concerne l’amour et le sexe. Nous différons sur ce point.

— J’ai également rencontré Aaron Mackenzie, continué-je.

Le visage bronzé de mon ami s’affaisse.

— Oh là là, le pauvre... C’est terrible ce qui lui est arrivé.

Sans trop savoir pourquoi, je me sens gênée pour Aaron. C’est donc le seul sentiment qu’il inspire chez les autres à présent ? La pitié ? Ne devrait-on pas plutôt louer son talent, ses performances passées, sa résilience et son courage ?

— Il a l’air d’aller de l’avant, précisé-je. Il semblait détendu et m’a bien taquinée, à part quand on a parlé de Noël.

— Ah ?

Je résume en quelques phrases notre échange au stade. Nous avons enfin déposé ces fichus ballons dans la salle des profs. À la fin de mon compte rendu, tandis que je savoure mon premier café de la journée, mon regard se perd sur la petite pièce et son mobilier dépareillé. Je grimace face au contraste saisissant entre nos locaux et ceux des Buccaneers. Tout un pan de mur et un bout du plafond cloquent à cause d’un dégât des eaux qui traîne depuis plus d’un an.

Quand je reporte mon attention sur mon ami, il est en train de m’observer, les yeux plissés.

— Il te plaît, assène-t-il.

— Quoi ? Non, pas du tout ! couiné-je.

Mes joues s’échauffent. Je suis fichue face à Javier.