Fyctia

Je me secoue et reprends le fil de la conversation.

— OK. Et je plaisantais pour les ballons, je n’ai jamais pensé que tu étais en train de les voler.

— Ouf, je suis soulagée. J’allais proposer de faire rédiger une attestation indiquant que j’avais bien le droit de les prendre.

Nous nous sourions bêtement. Sur elle, c’est charmant, chez moi, probablement pas.

— Je m’appelle Rose, au fait. J’ai discuté avec Brad lundi, à la fin de la première session, tu étais déjà parti.

— Aaron, même si tu le savais déjà. Enchanté.

— De même. Et encore désolée pour le ballon tueur.

— Oh, c’est rien ! la rassuré-je. C’est pas pire que la personne qui a installé les décos de Noël dans les couloirs et qui a eu la merveilleuse idée de mettre cette sorte de tapis blanc pour figurer la neige. Si mon fauteuil se prend les roues dedans, c’est la catastrophe garantie.

Elle observe autour d’elle, j’en profite pour la contempler. Ce n’est pas très fair play, néanmoins, de mon siège, je peux admirer tout à loisir son corps élancé moulé dans un jean. Maigre avantage à ma situation pourrie. Après tout, je dois souvent subir le fait de me trouver à un niveau plus bas que mes interlocuteurs.

— Ah oui, je n’avais pas fait attention, ce n’est pas très malin en effet, juge-t-elle. C’est too much de toute façon, cette déco ! Ridicule. Je déteste Noël.

Un voile de tristesse assombrit son visage. Ma poitrine se serre. A-t-elle également de très bonnes raisons de ne pas apprécier cette période de l’année ?

— Moi aussi.

Nous nous adressons un regard entendu. Le silence qui s’installe entre nous n’est pas gênant, au contraire. Elle le rompt toutefois avec un soupir déchirant.

— Je dois y aller, je vais être en retard au collège.

— Tu es prof ? demandé-je.

— Oui, d’histoire-géo.

— Cool. Je dois aussi me grouiller pour ma première réunion de la journée.

— Bien. Bon courage alors. Et j’ai déjà remercié Brad, mais merci à toi pour mon frère, il est ravi de faire partie du programme !

— S’il a été choisi, c’est qu’il le méritait, déclaré-je avec un haussement d’épaules.

Elle rosit de plaisir, comme une mère qui serait fière de son enfant.

— Il est très doué et se donne à fond. Si seulement il mettait la même application pour réviser ses cours…

Je m’esclaffe tandis qu’une expression résignée modifie le contour de ses jolies lèvres.

— J’étais pareil ! précisé-je. Mes parents devenaient fous.

— Je deviens folle aussi… Bon, je file. Salut !

— Salut. Surveille bien ces ballons, un autre pourrait avoir envie de fuguer.

Son rire cristallin, qui flotte un moment dans le couloir, me paraît bien plus magique que ces fichues décorations de Noël. Je pivote mon fauteuil afin de la regarder s’éloigner. Le filet toujours en équilibre contre son flanc gauche, elle se baisse pour ramasser le ballon qui a permis notre rencontre. J’aurais dû le garder en souvenir. Je secoue la tête, navré, et me retourne pour ne pas qu’elle me découvre en train de mater son postérieur.

C’est le tout début du programme jeunes espoirs, géré par Brad et moi-même, il n’y a eu qu’une seule séance. Nous avons sélectionné des lycéens talentueux de Tampa et leur offrons un entraînement personnalisé dans les locaux du club, deux soirs par semaine. Bien que cela augmente ma charge de travail, déjà importante à cette période de l’année, car nous approchons des playoffs, j’apprécie de pouvoir aider de jeunes passionnés. Je me promets de faire particulièrement attention au petit frère de Rose la prochaine fois. Ils semblent très proches tous les deux, comme Brooke et moi.

Mes pensées dérivent de nouveau vers Rose. Elle a dû me trouver bien lourd avec mon interrogatoire. Son accent était si charmant ! Aussi raffiné que celui de feu la reine d’Angleterre — contraste saisissant avec son style sportswear.

— Mec, c’est quoi ce sourire idiot ?

La voix de mon meilleur ami me fait sursauter. Le souvenir de la jolie brune s’efface pour laisser la place à Brad Scott, quarterback star des Tampa Bay Buccaneers. Carrure impressionnante, yeux noisette pétillants, cheveux blonds très courts. Le cliché ambulant du joueur de foot, doublé d’un gars tout tendre à l’intérieur, que peu de gens ont la chance de rencontrer.

— Je sais pas de quoi tu parles, répliqué-je, contrairement à toi qui as tout le temps l’air idiot.

Il m’adresse un geste obscène et me salue d’un check.

— Sérieux, tu semblais détendu, heureux même… Je pensais te trouver en train de tirer la tronche à cause des décos de partout.

— Je confirme, c’est l’overdose. J’ai juste eu un échange amusant avec la sœur de l’un des lycéens. Tu viens de lui donner des vieux ballons.

Une lueur d’intérêt s’allume dans le regard de Brad, il s’approche et se penche vers moi. Je n’aime pas ça du tout.

— Ah oui, en effet. Elle te plaît ? Elle est canon, hein ?

— Je n’ai pas remarqué. Elle a l’air sympa, en revanche.

— Eh, Aaron, tu peux faire semblant avec les autres, mais pas avec moi. T’as forcément noté qu’elle était plutôt pas mal.

— Elle est jolie et je vois où tu veux en venir. Je ne suis pas intéressé. Et elle ne l’est pas non plus, c’est certain.

Je désigne mon fidèle compagnon à roues d’un geste de la main. Un air peiné chiffonne les traits réguliers de mon ami.

— Arrête, avec tes yeux verts et tes biceps impressionnants, elles craquent toutes.

Il cherche à bien faire, je le sais. Aujourd’hui, cependant, il m’irrite.

— Je dois y aller, soupiré-je, on a une réunion pour analyser la défense des Las Vegas Raiders. Et toi, va me travailler ces enchaînements dont on a parlé hier.

— Chef, oui, chef !

Mon majeur dressé lui répond, il m’envoie un bisou volant. Je secoue la tête, dépité et amusé à la fois.

La discussion avec Rose était agréable, c’est vrai. Je n’envisage toutefois pas une nouvelle relation amoureuse. Avant de vivre avec quelqu’un, je dois d’abord apprendre à vivre avec cette version modifiée de moi-même.

Et survivre à Noël.