Fyctia
Chapitre 2
j’ai sauvé un ange
Ce soir-là, cinq jours plus tôt, à la nuit tombée et après une soirée de Poker animée, je marche en direction de la passerelle qui me ramène chez moi en traversant la Saône. L’air est vif en cette fin du mois de novembre. Les vitrines sont déjà enluminées et j’ai l’impression que chaque année, l’esprit de Noël envahit la ville un peu plus tôt. Je ne suis pas dupe, des motifs commerciaux expliquent cette précocité, et puis à Lyon, la fête des Lumières du 8 décembre favorise cela. Dans la capitale des Gaules, cette tradition persiste depuis le 8 décembre 1852, lorsqu’on érigea une Vierge Marie dorée en haut de la cathédrale de Fourvière. En fait, la véritable origine remonte au 8 septembre 1643, lorsque sollicitée par tous les notables de la cité, la Sainte Vierge est supposée avoir sauvé Lyon de la peste qui sévissait sur le sud du pays. Alors que je longe le quai Fulchiron, je frissonne en me rapprochant de la passerelle. L’approche de l’hiver installe un frimas qui vous transit jusqu’aux os. À l’entrée du pont piétonnier, je lève la tête, malgré mon envie de me recroqueviller toujours plus. Une forme est en train d’enjamber la rambarde. Elle se tient fixement, le corps projeté vers l’avant, retenue par ses mains qui en arrière agrippent encore la rampe. L’une de mains lâche, et la forme vire légèrement sur le côté. Que l’autre main s’ouvre à son tour, et ce sera l’inévitable chute dans une eau glacée. Je me précipite, tentant de masquer le bruit de ma course. Peine perdue, la structure métallique de l’ouvrage résonne dans la nuit à chacune de mes foulées. Tant mieux finalement, car ce bruit a surpris la forme qui s’est figée. La surprise provoque un moment d’indécision qui me permet d’attraper son bras, alors que plus rien ne la retient. Je la tire brusquement vers moi, la ceinturant sous ses bras, et je la bascule de force sur la passerelle. Je chois par terre, son corps sur le mien. C’est un poids plume. Je tire la capuche de son sweat, libérant une longue chevelure brune. Ses yeux verts embués de larmes me remuent les tripes. C’est une jeune femme, à qui je donne à peine 20 ans. À la lumière du réverbère, je distingue des contusions sur son visage. Qui a osé frapper un ange ? Ce soir- là, cinq jours avant la partie de Scrabble, je la ramène chez moi, lui offrant mon lit pour m’expatrier sur mon vieux sofa. Je l’entends sangloter dans l’obscurité de la nuit, mais je ne bouge pas du salon. Il est des peines qu’il est besoin d’expurger, sans témoin. Je reste dans le noir sans dormir. Cette nuit, je suis son ange gardien. Peut-on être l’ange d’un ange ?
***
Le soleil est levé, baignant mon séjour d’une douce enluminure dorée. Le soleil est un artiste sans pareil. Mon smartphone indique 9h00, mais la belle endormie joue les prolongations. Je laisse perdurer ce sommeil réparateur. À 7h00, j’étais debout pour aller chercher les croissants à la boulangerie du coin. Une course inférieure au quart d’heure, me permettant de revenir avant qu’elle ne s’éveille. Un risque, car elle aurait pu s’éveiller et tirer sa révérence, mais il faut savoir vivre dangereusement. J’hésite à rentrer dans ma chambre.
Hier soir, après mon sauvetage, je lui ai proposé mon hospitalité pour la nuit. Dans l’état d’abattement qu’était le sien, elle s’est vite résolue à accepter. Je dois inspirer confiance et puis je l’ai sauvée, malgré elle. Mais elle est craintive et tout geste de ma part vers elle provoque un mouvement répulsif. Je l’ai donc laissée se dévêtir seule. Délestée de son imposant sweat molletonné, vêtue d’un simple tee-shirt, je découvre une jeune femme filiforme. Une sylphide. Son corps presque juvénile exhale une grâce en harmonie avec son visage, confirmant mon impression première sur la passerelle. Je crois que dès cet instant, j’en suis tombé follement amoureux. Le coup de foudre existe donc ? Pour moi, ce n’était qu’une mièvrerie juste bonne à faire vendre des romans à l’eau de rose. Je remarque aussi les ecchymoses parcheminant ses avant-bras, son œil droit gonflé, et ses lèvres tuméfiées. La sentant toujours rétive, je demeure à distance, me contentant des présentations d’usage.
— Moi c’est Jérémy. Je te laisse ma chambre. Non, ne dis rien ! Repose-toi. Nous parlerons demain, si tu veux bien.
***
Déjà quatre jours que je côtoie Julie la squatteuse. C’est une intruse dont je ne peux plus me passer. Mon cœur ne bat que pour elle. Le premier jour a été difficile. Elle avait été battue, vraisemblablement par un homme. Je dois lui prouver qu’avec moi elle est en confiance, qu’on n’est pas tous comme ce con malfaisant. J’ai vite compris qu’ayant fui son bourreau, elle se retrouve seule au monde. Le premier jour, je me suis fait porter pale, pour rester près d’elle, mais le lendemain, j’ai dû partir bosser. À chacune de mes absences professionnelles, en soirée comme l’exige mon métier de croupier, j’ai la crainte de retrouver mon appartement vide, vidé de sa présence. Pourtant, une relative confiance s’est installée, et elle m’a même embrassé par surprise. Un gage de remerciement ? À chaque retour, lorsque j’ouvre la porte, mon cœur s’emballe, mais il s’apaise en la voyant toujours là, vêtue d’une de mes chemises blanches aux manches retroussées, avec pour dessous un simple boxer noir en molleton. Il faudra quand même qu’on aille lui acheter des fringues. Elle a refusé d’aller rechercher ses vêtements, là d’où elle venait. Je n’ai pas insisté.
***
Cette nuit du 4e jour avec elle, j’ai vu une ombre se glisser dans le salon. Elle s’est approchée furtivement du sofa où je tente de dormir chaque courte nuit. L’ombre chinoise a une chevelure bouclée qui noie ses épaules. J’ai l’idée saugrenue qu’elle va m’égorger. Au lieu de cela, elle prend mes mains et m’entraîne dans ma chambre, devenue la sienne. La nôtre ? Un doigt sur sa bouche m’indique qu’il ne faut rien dire. Le langage du corps est amplement suffisant. Cette nuit-là, nous faisons l’amour plusieurs fois. Mon cœur explose d’une joie sans borne. Au petit matin, l’astre solaire étire ses rais de lumière à travers les lattes des persiennes. Il crée un fabuleux kaléidoscope sur le corps de Julie que le drap ne recouvre qu’à moitié. Je la regarde ébaubi par ce spectacle digne d’un tableau de Renoir. Ses yeux d’émeraude s’ouvrent et elle me sourit. Je suis au paradis, mais quoi de plus normal avec un ange à ses côtés ?
C’est décidé, ce soir, je l’emmène au cercle de jeu rencontrer mes deux comparses. Cette semaine, la soirée sera dévolue au scrabble, avec le triomphe probable de Peter. Déjà lui faire connaître mes amis, sans rien brusquer, puis plus tard, viendra le moment des confidences. Le temps est un onguent miraculeux pour les plaies à l’âme.
***
0 commentaire