Fyctia
Chapitre 1
Un ange passe
Julie remue et le tressaillement de ses paupières annonce son réveil. Puis ses yeux d’émeraude s’ouvrent sur moi. Son sourire enjôleur m’enrôle illico. Elle me tend ses bras et je m’engouffre dans cette promesse de félicité. Nos lèvres fusionnent dans une passion exaltée. Nous sommes les explorateurs d’un nouvel éden, d’un territoire empli de mille promesses suaves et délicieuses. Mes mains opiniâtres et clairvoyantes se jouent des sublimes courbes de mon amante, apportant avec leurs sensuels effleurements une onde de plaisir dans les zones érogènes les plus inavouées de son corps. Quel génie les guide dans cette tâche qu’elles effectuent avec une sublime dextérité ? Peut-on être à ce point inspiré qu’on devienne un prestidigitateur des sens ? Mon seul objectif est d’assouvir tous les désirs de ma partenaire, la faire succomber de volupté, rayer d’un trait de bonheur le malheur qui s’acharne depuis trop longtemps sur elle. Épicure l’avait prôné jadis, l’atteinte du bonheur passe par l’abandon des craintes qu’on a de la douleur, du destin, et de la mort. Je dois laver Julie de toutes ses peurs, subtiliser sa part d’ombre pour lui substituer un lumineux avenir. J’inscris pour nous deux le droit à être heureux, sans concession et sans contrepartie. Je la vois se tordre de plaisir. Je remonte l’embrasser avidement, délaissant le champ de mes sulfureuses explorations. Ses deux miroirs de l’âme expurgent un trop-plein lacrymal qui ruisselle sur ses joues empourprées de ravissement, enrobant d’une touche salée les commissures de ses lèvres. Enfin à bout de résistance, je la pénètre, d’abord avec douceur, puis assurant un rythme allant crescendo. J’en ai conscience, mon heure de gloire a lieu ici et à cet instant. Alors que la jouissance va m’emporter, elle se cabre portant la paume de ses mains devant sa bouche. Est-ce pour assourdir ou pour signifier qu’elle est au paroxysme ? Je me laisse tomber à ses côtés, épuisé, mais assouvi. Elle exhale un «Ooooh Jérémy» qui me comble d’aise en flattant mon puéril orgueil de mâle, car ayant également pris mon pied, tout est pour le mieux. Nous restons ainsi, collés serré sur cette couche, ne souhaitant rien d’autre que le temps fige ce moment. Mon esprit vagabonde et je me rappelle cette partie de Scrabble d’hier soir, dans ce cercle privé où je l’avais entraînée. Hier soir, ma Juju, tendre contraction que je lui sers désormais, a humilié notre roi du scrabble, mon ami Peter qui excelle pourtant à cet exercice. Un champion incontesté doit savoir accepter la défaite qui se présente un jour ou l’autre. Mais Peter a fait grise mine, refoulant péniblement sa frustration. Le souvenir de cet « événement » mémorable est encore frais dans mon esprit.
***
Julie vient de poser sur le damier du Scrabble le mot «diadème», ajoutant un E final à «traîne» que je venais de caser, capitalisant péniblement sept points. Elle compte à haute voix en exultant littéralement.
— Alors « diadème » ça fait onze avec le A qui double, puis il triple grâce au E final sur le mot compte-triple, donc trente-trois et comme j’ai ajouté le E à « traîne » pour faire « trainée », ça me rajoute neuf, soit pour les lettres un total de quarante-deux. Comme j’ai posé mes sept lettres, j’ai un bonus de cinquante. Monsieur Peter, ayez l’obligeance d’ajouter quatre-vingt-douze points à mon total.
Plus blanc qu’un lavabo destiné à vanter les qualités exceptionnelles d’un détergent miracle, Peter, journaliste de son état et romancier à ses heures, s’exécute la mort dans l’âme. Lui, le littéraire et maître jusqu’alors incontesté du jeu aux 225 horripilantes petites cases doit s’avouer vaincu à plate couture. Mais son humiliation ne fait que débuter.
— Donc, cent vingt-deux plus quatre-vingt-douze égales deux cent quatorze, éructa-t-il en se raclant la gorge pour faire passer la pilule.
— Ben, ce n’est pas fini, ou plutôt si justement, dit-elle presque à voix basse.
— Quoi ma chère, j’ai oublié des points ?
Vincent, le prof d’histoire-géo toujours vêtu de noir, a les yeux qui pétillent derrière ses petites lunettes rondes, noires aussi.
Lui non plus n’est pas mécontent de voir l’intouchable romancier se prendre une veste. Combien de fois il nous a plumés, ajoutant à son insultant succès une insupportable verve de fanfaron ?
— Elle a raison, Peter! Il n’y a plus de lettres à piocher dans le sac. Donc, le tour est terminé et on doit tous retrancher nos points, alors que cette brillante jeune femme va pouvoir les rajouter à son score.
Peter s’est pris la tête entre ses mains. La diablesse a bien fait les choses. Il a conservé pour la fin le mot «yak», et ce qui doit lui assurer une victoire magistrale se transforme avec ce décompte en une cinglante Bérézina. Le Y et le K valant chacun dix points, il soustrait vingt et un de son score, l’offrant en ajout à son implacable adversaire du jour. Ultime affront, cette opération le relègue à la quatrième place, à savoir la dernière. C’est face à trois hommes rompus à l’exercice que la démone triomphe. Mais ma Juju a la victoire « modeste » et c‘est en toute simplicité qu’elle déclare emphatiquement en nous toisant à tour de rôle.
— Messieurs, c’est un petit pas pour mon ego, mais un grand pas pour l’humilité masculine.
J’éclate de rire suivi par le ricanement de Vincent, Peter ne parvenant qu’à produire un rictus constipé. Ce qui m’épate le plus chez cette jolie gamine d’à peine vingt ans, c’est outre son aplomb, sa capacité de résilience. Je l’aide à ramasser la liasse de billets qui constitue la cagnotte de la partie, et elle en profite pour me picorer un baiser sur les lèvres. Les autres nous regardent avec cet air à la fois attendri et gêné qu’on les badauds lorsqu’ils surprennent ce moment d’intimité qui n’appartient qu’aux amants. Ils en profitent pour quitter cette arrière-salle du troquet où nous nous réunissions chaque vendredi soir pour des parties endiablées de Scrabble, Pokers ou autres dames chinoises. Notre communauté se constitue de trois célibataires endurcis évoluant tous dans des métiers du tertiaire qui leur assurent un confortable train de vie. Les jeux alternent afin de favoriser à tour de rôle chacun d’entre nous, et celle du Scrabble est invariablement dévolue à Peter. Dans sa jeunesse, il avait été un champion du jeu télévisuel « Des chiffres et des Lettres » remportant dix manches d’affilée, mais ce soir, il a trouvé son maître. Vincent, le prof et éminent conférencier, se joue des arcanes des dames chinoises, excellant également aux échecs. Quant à moi, je tire mon épingle du jeu au Poker, décelant avec talent ces tics qui dénoncent les états d’âme des joueurs à ceux qui savent les déchiffrer. Évidemment, avec mon métier de croupier, j’ai de l’entraînement.
Je scrute la belle, encore inconnue cinq jours plus tôt. Aujourd’hui, ne plus la côtoyer serait une effroyable souffrance. Le souvenir de notre rencontre est très frais, et indélébile, instant nocturne où je sauvai un ange.
10 commentaires
Angel Guyot
-
Il y a 5 jours
Patrick de Tomas
-
Il y a 5 jours
Alsid Kaluende
-
Il y a 7 jours
Patrick de Tomas
-
Il y a 7 jours
lovelover
-
Il y a 10 jours
Patrick de Tomas
-
Il y a 10 jours
loup pourpre
-
Il y a 10 jours
Elisa Daven
-
Il y a 10 jours