Fyctia

Furieuse, la doyenne se lève en envoyant valser la lourde chaise loin derrière elle, révélant à toutes la force qui se cache dans son corps frêle et vieillissant. Ignorant la présence de leurs invitées, elle contourne la grande table et rejoint Maeva à une vitesse qui défie l’entendement. D’une poigne de fer, elle saisit les épaules de l’apprentie et l’agite telle une vulgaire poupée.

— Comment oses-tu trahir ainsi ton peuple !? hurle-t-elle d’une voix brisée par la colère. Non seulement tu pratiques une magie interdite, mais en plus tu l’utilises pour parlementer dans notre dos avec nos ennemis jurés !

Visiblement nerveuses, les elfes échangent des regards inquiets en voyant leur hôte perdre ainsi ses moyens. Ne désirant pas alimenter sa folie, elles hésitent à prendre la défense de Maeva.

Au bout de quelques secondes, incapable de tolérer plus longtemps cette violence, Lana décide d’agir et lève ses mains en préparation d’un sort puissant visant à paralyser Xanya. Alors qu’elle s’apprête à faire les premiers gestes, elle ressent un étrange vide dans son esprit et réalise que ses mains ne lui obéissent plus. Devant elle, la furie semble elle-aussi paralysée, permettant à sa victime de s’extirper de sa prise.

Effrayée, Maeva observe son entourage d’un regard confus. Autour d’elle, les enchanteresses, humaines comme elfiques, se tiennent figées telles des gargouilles de pierres.

« Peuvent-elles seulement encore respirer ? » pense-t-elle, en proie à la panique.

Ne comprenant rien à cette situation, l’apprentie s’approche de Lana, la suppliant du regard de lui indiquer une solution. Paralysée, celle-ci n’affiche aucune réaction, mais sa voix cristalline résonne dans son esprit.

« Calme-toi, Maeva. Ce sort que tu viens d’utiliser, tu l’as puisé dans mon esprit. Je ne sais pas comment tu as étendu son effet à chaque personne présente dans cette pièce, mais je peux te montrer comment l’annuler. Je vais visualiser les gestes et tu n’auras qu’à les reproduire. »

Nerveuse, Maeva tremble de tous ses membres. Jamais jusqu’à aujourd’hui elle n’a pratiqué la gestuelle magique, craignant une perte de contrôle. Certes, il s’agit de magie psychique, mais cette forme particulière implique de puiser dans l’Ether, ce qui la terrifie.

« Je ne peux pas ! Chaque fois que je tente de puiser dans l’Ether, je déclenche une catastrophe. Il est préférable que j’aille chercher une enchanteresse maîtrisant cette magie. »

« Je suis certaine que tu en es capable. Si tu crois avoir en toi l’énergie nécessaire, n’en puise pas, c’est tout. Dans le pire des cas, ton sort restera sans effet, c’est tout. »

Quelques peu rassurée par les propos de l’elfe, Maeva se concentre un instant. Profitant de son lien psychique, elle mémorise les gestes délicats du contre-sort qui défilent dans son esprit. Lorsqu’elle se sent prête, elle fixe Lana et réalise la gestuelle en prenant soin de ne pas faire appel à l’Ether. À sa grande surprise, l’elfe retrouve dès lors sa liberté de mouvements, provoquant un profond soupir de soulagement chez l’apprentie. Visiblement fière d’elle, l’elfe pose une main tendrement sur son épaule endolorie.

— Comment tu te sens ? demande Lana.

— J’ai mal, mais je vais survivre.

— Je ne parle pas de ta douleur physique. Tu as lancé ce sort en utilisant ta propre énergie. Cela devrait te laisser une désagréable sensation de vide, d’épuisement même.

— Pas du tout.

Sans même réfléchir, Maeva répète le contre-sort, libérant Esméa, puis encore trois fois afin de libérer les trois autres elfes. Elle hésite un instant puis se dirige ensuite vers les Anciennes qu’elle libère toutes à l’exception de Xanya. Lorsqu’elle revient aux côtés de Lana, celle-ci la fixe d’un regard hagard.

— Comment peux-tu encore tenir debout !? s’exclame l’elfe, impressionnée. Tu es certaine de ne pas avoir puisé dans l’Ether ?

— Croyez-moi, si je l’avais fait, nous ne serions pas en train de discuter calmement. Demandez à Esmea si vous ne me croyez pas. Elle sait très bien ce qui arrive quand on me demande de lancer un sort élémentaire classique.

Totalement confuse, Esmea doit prendre un moment pour se remettre de ses émotions, mais la référence aux catastrophes déclenchées par Maeva lui remet les idées en place en un éclair.

— Je confirme ! prononce-t-elle sans hésiter. Cette chère enfant a failli incinérer toute une classe de premier cycle en essayant d’allumer une simple chandelle. Je ne sais pas ce que vous lui avez transmis en pensées, mais vous venez d’accomplir un exploit. Vous êtes certainement une meilleure enseignante que moi !

— Je n’ai fait qu’assimiler les pensées de Maeva. Elle dit ne pas pouvoir contrôler l’Ether. Je lui ai donc demandé de puiser dans sa propre énergie, c’est tout.

— Quoi !? s’insurge Esmea. Vous êtes consciente que cela est potentiellement mortel pour nous les humaines ! Comment avez-vous pu risquer la vie de l’une des nôtres ?

— Vous semblez oublier que cette jeune femme nous a toutes paralysées sans même savoir comment. Elle a agi sous l’effet de la panique, alors qu’elle subissait une violence totalement gratuite. Ce n’est pas moi qui représente le plus grand risque pour sa vie dans cette pièce. Vous venez d’affirmer que je serais une meilleure enseignante pour elle et j’accepte avec honneur ce défi. Plus tôt, j’ai effectivement pris connaissance du projet de cette incroyable jeune femme en lisant dans son esprit. Voilà donc ma proposition : Maeva nous accompagnera chez nous et reviendra dans un mois pour passer ses évaluations. Ensuite, elle sera libre de faire son propre choix.

Sachant très bien que la doyenne entend tous les mots prononcés malgré la paralysie, Lana se place devant elle et affiche un air sévère. Alors qu’elle effectue lentement la gestuelle du contre-sort, elle se permet un avertissement.

— Je place cette apprentie sous ma protection. Si vous tentez de quelconques représailles contre elle, je m’assurerai personnellement de chasser toutes les occupantes de cette académie avant de la faire disparaître à jamais. Soyez consciente d’une chose : il ne s’agit en aucun cas d’une trahison de sa part. La pureté de son âme est la clef du futur de nos peuples, j’en suis convaincue. La guerre a suffisamment fait de victimes inutiles et le temps est venu pour le changement. Oui, le passé a été témoins de nos douleurs, mais il est inutile de projeter cette même souffrance dans le futur qui appartient à nos enfants.

Aussitôt libérée, Xanya songe à balayer la pièce d’une tempête électrique meurtrière, confiante d’éliminer les elfes avec sa puissance. Toutefois, un simple croisement de regard avec Maeva lui provoque une vive terreur. Au plus profond de ses yeux dorés, elle vient de voir une étincelle dansante qu’elle n’a jamais perçue auparavant.

Pour la première fois de sa longue vie, la vieille enchanteresse craint pour la subsistance de son monde.

Si l’étincelle devient flamme, alors Amarantha en entier brûlera.