Fyctia

« Je vous préviens, à la moindre incartade je vous casse en deux, jura le vigile. C’est clair ? »

Cure-Dents passa son bras derrière la nuque du colosse.

« Tu sais bien qu’on est des mecs cools.

— Bas les pattes ! »

Le portier du Kiosque repoussa le maigrichon, puis s’écarta du passage à contrecœur, les directives du patron toujours bien ancrées dans son esprit. Sitôt à l’intérieur, les trois complices se ruèrent vers le bar. Cette fois, c’était à Deep qu’incombait la tâche de régler le magnum de vodka hebdomadaire.

Comme chaque week-end, ils investirent une banquette sur la mezzanine et comme chaque week-end, Shattam immortalisa l’instant. Dans sa publication, il identifia ses deux partenaires de crime ainsi que le lieu de débauche dans lequel il dilapidait assidument ses revenus illégaux.

Il ignorait que l’une de ses récentes abonnées scrutait son compte avec attention. Afin de lui faciliter la tâche, Margaux avait fourni un maximum de renseignements à sa bienfaitrice.

Dès qu’elle vit la publication, Mannie passa à l’action. Elle boucha la baignoire, fit couler de l’eau chaude et y déversa deux litres du lait changelin qu’elle avait préparé la veille au soir. Avant d’y plonger tout entière, elle visualisa l’enveloppe corporelle qu’elle souhaitait adopter et quand elle émergea, après trente secondes d’apnée, ce fut sous une toute autre forme. La sorcière souffreteuse avait disparu au profit d’une blonde incendiaire aux courbes vertigineuses.

Mannie expérimentait l’effet de cette lotion qu’elle expérimentait pour la première fois. Elle s’admira longuement. Son nouveau reflet toisait son for intérieur avec une odieuse arrogance.

« Salut belle gosse, se lança-t-elle d’une voix suave. Tu sais que t’es canon, toi ? »

Elle se ressaisit tout de suite après, un peu honteuse.

Elle sélectionna ensuite les vêtements les plus aguicheurs de sa garde-robe : une robe en mousseline très courte, absolument pas adaptée à la saison. Ce morceau de tissu minuscule embrassait pleinement ses nouvelles courbes. Dans ce corps-ci, nul besoin de soutien-gorge : les seins de son alter-ego étaient ronds et fermes, insensibles à la gravité.

Après quelques fouilles archéologiques, elle exhuma un minuscule string rose bonbon. Elle l’avait acheté en pleine crise d’adolescence, pour finalement l’abandonner au fond d’un tiroir. Elle était fière d’avoir résisté aux diktats de la société de l’époque.

Cette fille, ce n’est pas moi, se martela-t-elle d’un ton coupable en déroulant des bas sur ses jambes plantureuses. Un trait d’eye-liner et une paire de talons compensés achevèrent de déguiser ce corps splendide qui la frustrait finalement plus qu’il ne la fascinait.

Désormais, il fallait faire vite : d’après les indications annotées au bas de la recette de son aïeule, l’effet du lait se dissipait en moins de trois heures. Elle se hâta tellement qu’elle manqua de se tordre la cheville devant le vigile du Kiosque.

« Tout va bien, mademoiselle ? »

Mannie le gratifia d’un sourire gêné, puis elle pénétra avec angoisse dans un bain glacial de lumières fluorescentes et de basses assourdissantes. Sa marginalité congénitale l’avait conduite à abhorrer tout ce qui se rapprochait de près ou de loin au monde de la nuit.

Sur la piste, quelques épaves hagardes se désarticulaient à contretemps. Parmi eux, Mannie reconnut le dénommé Cure-Dents. Emporté par l’accélération hystérique du bpm, le jeune homme frisé renversait son verre sur sa main et sur le sol, sans même s’en rendre compte.

Pour se fondre dans la masse, la sorcière se mit à remuer les épaules. Elle s’approcha du garçon, bien décidée à mettre toutes les chances de son côté pour qu’il la mène à sa cible du jour.

« Salut ! »

Cure-Dents interrompit son étrange gesticulation. Lorsqu’il comprit que cette blonde atomique lui faisait du rentre-dedans, il reprit son sérieux. Mais il ne savait pas quoi dire, alors il attendit en bougeant les épaules en rythme.

« C’est toi Paul Freakwave, le super dj ?

— En personne, se vanta Cure-Dents, qui se demandait s’il n’était pas en plein trip.

— J’adore ce que tu fais !

— J’ai un appartement tout près d’ici, lui apprit-il alors. Si tu veux, on peut aller y faire un tour. »

Comme il remuait bizarrement les sourcils, Mannie saisit qu’il s’agissait d’une proposition indécente. Désarçonnée, elle dût se contenir pour ne pas envoyer son genou dans ses testicules.

« Peut-être qu’on peut boire un verre avant ? »

La sorcière pria Satan de la pardonner tandis que Cure-Dents la guidait vers sa table. Sur la banquette, Deep et Shattam descendaient la bouteille à vive allure.

« Les gars, voici Gisèle, l’une de mes admiratrices, elle a…

— Attends, l’interrompit Mannie en pointant sa proie du doigt. C’est toi, Lil Deep ? »

Kevin acquiesça fièrement.

« Désolé pour toi, Cure-Dents, se moqua Shattam. Fausse alerte… »

Vaincu, le maigrichon s’écroula sur la banquette, impuissant face à l’inaltérable charisme du meneur de la bande. Il ne lui restait plus qu’une chose à faire : se noyer dans l’alcool.

Seulement, la bouteille était quasiment vide et Deep venait de l’attraper.

« Tu connais un peu mes morceaux ? demanda-t-il à la sorcière.

— J’ai écouté tous tes albums, avoua Mannie. C’est sombre et torturé, c’est très romantique, j’adore. »

Flatté, l’artiste remplit son verre et reposa la bouteille vide dans le seau à glaçons. A ce moment-là, Mannie évalua les risques. Shattam venait de quitter la banquette et Cure-Dents, la tête renversée en arrière, semblait à deux doigts du coma éthylique.

« Je vais percer au niveau international, se targua Kevin. Je sens c’est pour bientôt.

— Je n’en doute pas une seconde. »

La sorcière tenait la fiole de poison dans sa main gauche. Pour atteindre le verre du chanteur, il lui suffisait d’allonger le bras. Elle balaya la place d’un vif coup d’œil. C’est maintenant ou jamais, se dit-elle.

Elle empoigna la nuque tatouée du chanteur et colla sa bouche contre la sienne.

« Tu ne perds pas ton temps, toi ! s’exclama Deep lorsqu’elle le laissa respirer à nouveau.

— Je suis plutôt directe, c’est vrai.", meubla Mannie.

Émoustillé, Deep voulut se rincer le gosier mais il ne trouva pas son verre. Cure-Dents venait de s’en emparer. Visiblement, il avait tout bu d’une traite. Mannie crut que le sol allait se dérober sous elle.

« Qu’est-ce que tu fais ?

— Il faut que j’y aille, désolée.

— On se revoit bientôt ? »

Mais Mannie claudiquait déjà vers la sortie du Kiosque.

Dans l’empressement, elle manqua une fois de plus de se tordre une cheville.