Fyctia

« Je me demande comment tu t’y es prise… »

Margaux s’effaça derrière la mèche ondulée qui dissimulait déjà une moitié de son visage balafré. La sorcière remarqua les rougeurs qui affluaient sur le visage de son ancienne camarade, alors elle coupa court.

« Ok, je préfère ne pas savoir. »

Du bout des doigts, elle se permit de repousser la mèche derrière l'oreille de sa convive. L’arcade sourcilière de Margaux lui apparut alors, encore bleue et gonflée des sévices subis la veille.

« Il y a quelques temps, j’aurai prétexté m’être cognée contre le coin d’une table, ou j’aurai inventé une mauvaise chute, soupira-t-elle avec terreur et soulagement. Mais je suis libre, maintenant. »

Mannie lui adressa une œillade compatissante avant de glisser le sachet hermétique contenant la mèche de l’agresseur dans une poche de sa cape d’intérieur. Elle lui servit du thé et ses gâteaux au délicieux goût de lavande. Il n’en fallut plus pour réconforter la victime.

« Est-ce que tu sais ce que tu veux lui faire ?

— Je veux qu’il en chie, déclara Margaux, suivant une courte hésitation. Et je ne veux pas qu’une autre fille tombe dans ses filets.

— Ça, je veux bien l’entendre, chérie. Ce que je te demande, en l’état, c’est si tu as une idée précise de ce que tu aimerais lui faire subir.

— Je ne sais pas… »

Margaux haussa les épaules. Elle n’aimait pas que les gens la fassent se sentir bête.

« Ça dépend de ce que tu es capable de faire. », lança-t-elle, à cheval entre l’humilité et la défiance.

C’est alors que le visage anguleux de la sorcière se déforma en une moue surprenante. Comme son visage se trouvait à moitié camouflé par la combinaison écrasante de son chapeau, de son bandana et d’une énorme paire de lunettes, Margaux ne cerna pas exactement l’expression de sa nouvelle amie. Elle supposa que la bouche en coin de son hôte reflétait l’orgueil de celui qu’on sous-estime et qui se languit de montrer au monde sa vraie valeur.

Elle s’éclipsa quelques minutes par une porte dérobée et revint avec un énorme opus qu’elle posa sur la table. Margaux examina l’objet. Il n’y avait ni titre, ni aucune indication d’aucune sorte. Seulement une couverture en cuir à reluire cuivrée.

« C’est mon arrière-grand-mère qui a écrit ce bouquin, expliqua Mannie, qui remplissait en même temps les tasses en porcelaine. A l’époque, les gens la taxaient de cinglée, pourtant elle compte parmi les plus grandes occultistes de son temps. »

Margaux effleura la couverture. Cette fois encore, elle se trouva partagée entre deux sentiments. Sa fierté la poussait à ouvrir ce livre avec sérieux, mais au fond d’elle, sa raison la contraignait à rechercher une forme de second degrés dans les dires de cette prétendue sorcière.

« Tu peux l’ouvrir, souffla-t-elle en confidence. Je vais retenir les monstres à l’intérieur. »

La novice laissa s’échappa un rire nerveux, que la sorcière jugea absurde à en croire son air accusateur.

Margaux n’était pas spécialement superstitieuse. Cependant, au milieu de ces croix sataniques et de ces senteurs entêtantes, exhalations de bougies et d’encens de toutes les formes et de toutes les couleurs, elle se perçut comme à la merci d’une farce folklorique du plus mauvais goût.

Ce réduit étouffant, Mannie l’appelait son cabinet. Drôle de boutique. Des portraits d’hommes ou de femmes aux regards vides décoraient les murs. Tout ce petit monde semblait fixer la profane avec insistance.

Excédée, Margaux ouvrit le bouquin.

« Les mille et une façons d’anéantir un homme, lut-elle à haute voix, entre stupeur et hilarité.

— Comme tu peux le voir, tu n’es pas la seule à avoir été malmené. »

En feuilletant rapidement l’ouvrage, Margaux s’amusa des titres qu’elle pouvait lire en gras. « Bubons et inflammations », « Dépression », « Perte de repères », « Terreurs Nocturnes »… de sympathiques illustrations accompagnaient les textes et les recettes des potions et autres décoctions magiques, toutes écrites à la main. Elle regretta que rien ne lui semble à la hauteur des tortures qu’elle avait endurées sous son joug.

Elle referma le livre en se maudissant de nourrir de si sordides pensées.

« Tu as trouvé ton bonheur ?

— Non, ça ne me convient pas, avoua-t-elle. Je voudrais qu’il devienne aussi pourri à l’extérieur qu’il l’est à l’intérieur. Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire.

— Attends, ça me dit quelque chose. »

Mannie examina le glossaire des dernières pages. Elle fit glisser son ongle abîmé sur la lettre correspondante.

P.

Panaris, Pestilence, Prurit…

« Putréfaction, s’exclama-t-elle en mettant le doigt dessus. C’est pas mal, ça, non ? Qu’est-ce que tu en penses ?

— Pourquoi pas… »

Elle se rendit à la page indiquée et tourna le livre à 180°. Margaux apprécia l’illustration du mauvais sort : on y voyait un homme, le visage tordu de douleur, les membres grouillants d’insectes et de larves. Cela lui convenait déjà un peu mieux.

« Tu peux faire tout ça avec une mèche de cheveux ? »

Mannie afficha de nouveau sa vexation. Ses yeux scrutateurs parurent grossir derrière ses verres à double-foyer. Elle se retourna et décrocha une photo de groupe encadrée juste derrière elle.

Ce cliché mettait en scène une quinzaine de personnes tout à fait endimanchées, affichant des costumes queue-de-pie et des chapeaux haut-de-forme. Ils posaient réunis autour d'un guéridon sur lequel reposait un livre ouvert et une coupe en argent.

Mannie pointa la seule femme du groupe.

« Elle m’a tout appris. Crois-moi, c’était une pointure. »

La sorcière utilisait son illustre aïeule en guise d’argument d’autorité, mais cet univers fantasque n’évoquait rien de plus à Margaux qu’une série de balivernes issues de récits fictifs. Quand elle pensait sorcellerie, elle pensait à Harry Potter. Elle avait lu les trois premiers tomes et n'en conservait pas un souvenir impérissable. Des robes, des chapeaux pointus et des noms de sortilèges à coucher dehors. En somme, son imaginaire recelait trop d’éléments susceptibles de décrédibiliser toute tentative de vengeance dans le monde des adultes.

« Je veux bien croire que c’est quelqu’un d’important, mais qu’est-ce qui me dit que toi, tu peux parvenir à ce résultat ? »

Son scepticisme en étendard, Margaux pointa l’homme rongé par les vers.

« Tu es le genre de fille qui ne croit que ce qu’elle voit, nota Mannie, non sans déception.

— On me dit souvent que je n’ai pas les pieds sur Terre, mais là… »

La fumée de l’eau bouillante dans sa tasse formait une liane qui montait au plafond. Plafond trop bas, au goût de Margaux. Envoutée par cette corde immatérielle, elle mit un temps avant de remarquer le sourire qui se dessinait sur les lèvres charnues de la sorcière. Margaux vit ses dents, longues et espacées.

« Alors, attends un peu de voir, chérie, siffla-t-elle. Mais accroche-toi bien."

Et la sorcière impétueuse souffla sur le thé brûlant, sans pour autant se départir de son énigmatique sourire.