Fyctia

Margaux pensait connaître ce quartier comme sa poche, or cette impasse ne lui disait rien. Elle avait passé une bonne partie de ses études supérieures à la terrasse d’un café attenant, sans jamais remarquer ce passage, et pour cause : il n'était pas plus large qu’une fissure entre deux façades mansardées en briques rouges.

Elle consulta les indications données par Mannie lors de leur dernier échange. Ça ne pouvait être qu’ici, alors elle s’enfonça dans cette artère exiguë, à quelques encablures de la place du marché. Le passage débouchait sur une courée comprenant trois maisons mitoyennes d’allures assez miteuses. Vitres poussiéreuses, façades décrépie, murs lézardés et perrons envahis par les mauvaises herbes. Rien n’indiquait la présence d’une boutique, c'est pourquoi Margaux sonna au numéro 66 de la rue Crowley après une dernière vérification sur son téléphone portable.

Quand la porte s’ouvrit sur elle, Margaux reconnut immédiatement celle qui lui avait permis de boucher pas mal de trous entre deux cours, une dizaine d’années auparavant. Les deux femmes se jaugèrent une demi-seconde, puis elles avancèrent l’une vers l’autre. L’accolade qui suivit s'avéra aussi machinale que chaleureuse.

« Tu n’as pas eu trop de mal à trouver ?

— Tes indications étaient très précises.

— La rue n’apparaît nulle part, alors, je préfère prendre les devants. »

Mannie l'invita à rentrer. Dès qu’elle franchit le pas de la porte, Margaux fut frappée par une odeur familière. C’était un fumet assez musqué, qui lui évoquait du linge mal séché. Ce même parfum qu'exhalait déjà son hôte, au temps du lycée. Une fragrance douce-amère, qui lui avait d'ailleurs valu une place de choix dans la catégorie des élèves estampillés « bizarre » à l’époque.

Maintenant qu’elle lui tendait les bras par pure bienveillance, Margaux se sentait minable d’avoir parfois succombé à un effet de groupe malsain qui poussait certaines personnes plus fragiles que d'autres à l’isolement et à l'anxiété.

« Ce n’est pas pratique, ici, pour toucher de nouveaux clients, dit-elle pour ouvrir la conversation.

— Je travaille surtout par Internet, ou avec les réseaux. Ça fonctionne surtout au bouche-à-oreille. Les gens font des commandes, et voilà. »

Margaux suivit son hôte à travers le rideau de perles. Un tintement mélodieux accompagna leur entrée dans la boutique. L'invitée découvrit avec stupeur un local poussiéreux encombré d’étagères anarchiquement disposées. Entre les fioles, les pots, les bijoux et les livres anciens, elle ne savait plus où donner de la tête.

« On se croirait dans un cabinet de sorcellerie

— C’est bien ça. »

Il n’y avait aucune ironie, dans la réponse de son ancienne camarade, mais Margaux n’eut pas le temps de se sentir mal à l’aise à cause de ça ; Mannie lui proposa derechef un thé de sa création. Les deux femmes s’installèrent autour de tasses fumantes sur les tabourets du comptoir.

« Tu n’as pas changée, tu es toujours aussi belle, solaire… soupira Mannie, admirative.

— Toi aussi, tu es toujours la même. »

Cette remarque n'était pas vraiment flatteuse. Adolescente, Mannie était déjà aussi mince, aussi petite, aussi pâle et d’allure aussi souffreteuse. Déjà, à l’époque, elle perdait ses cheveux. Aujourd’hui, elle se coiffait d’un bandana et d’un chapeau melon, sans doute pour dissimuler son alopécie précoce, songea Margaux, qui continuer à la détailler du coin de l’œil.

« Alors, raconte-moi, l’encouragea Mannie. Qu’est-ce qui t’amène ?

— J’ai un peu coupé les ponts avec tout le monde, à cause de mon ex, du coup je n’ai plus grand monde à qui parler.

— J'apprécie ta sincérité. Si tu as besoin de confier, je t'écoute, vas-y. Peut-être que je peux t'aider, qui sait. »

Margaux n’eut pas besoin de se faire prier. Sans plus attendre, elle livra tous les détails de sa relation tumultueuse. Lorsque Mannie apprit l’affaire des vidéos publiées sur Internet, elle n'hésita pas à lui faire part de sa sidération.

« Ça s’appelle du Revenge Porn, j’ai vu un reportage à propos de filles qui étaient dans la même situation et elles ont obtenu gain de cause devant la justice. Tu devrais porter plainte, c’est grave de faire un truc pareil, lui conseilla-t-elle. Je ne sais pas comment ça se passe en France, mais je pense que des poursuites sont envisageables.

— Je n’y connais rien et je n’ai pas envie de m’embourber dans des procédures judiciaires, j’ai assez de problèmes comme ça.

— Attends, tu te rends compte qu’il y a des tordus qui se… touchent en te matant ? »

Margaux fixa la rotation lente de sa mousseline au fond de sa tasse. Un ange passa dans le cabinet. Comme elle s’empourprait à vue d’œil, Mannie fit jouer sa capacité de déduction.

« Au fond, si tu as accepté de tourner dans ces vidéos, c’est que tu n’as pas peur d’être regardée, devina-t-elle. N’est-ce pas ?

— Ce qui me dérange, c’est sa trahison.

— Ce fils de pute mérite une bonne punition. »

Compte tenu de l’immense douceur qui émanait de la voix de Mannie, un tel surgissement de violence parut surréaliste à l’ouïe de Margaux. Elle faillit recracher son thé avant de se dire que, finalement, l’incongruité du ton employé n’enlevait rien à la pertinence du propos. Margaux s’était exhibée de son plein gré. Par amour, mais aussi par envie. Elle aimait aussi être Xua, parfois, et elle refusait d'en avoir honte.

« Pour faire de sa vie un enfer, il me suffit d’un cheveu, ajouta Mannie.

— Je ne sais pas si…

— Tu as été maltraitée, humiliée, il t’a poussée à boire et à te droguer pour mieux t’avilir, énuméra la sorcière. Il voulait te garder sous sa coupe, il a fait de toi quelqu’un d’autre… il a fait de toi une…une ombre. »

Mannie déployait beaucoup d'énergie pour convaincre sa convive, mais elle finit par remarquer que son excès de zèle l'indisposait quelque peu. Alerte, elle se radoucit et changea de sujet. Pour se faire pardonner, elle lui offrit même quelques gâteaux à la lavande. Margaux les trouva délicieux. Elles terminèrent le thé et se quittèrent une dizaine de minutes plus tard sur ces entrefaites.

« Un seul cheveu ! » lui rappela Mannie, juchée sur le pas de porte.

Et Margaux s'évanouit dans la nuit humide, sans savoir si elle était rassurée ou angoissée par ces surprenantes retrouvailles.