Fyctia
Chapitre 17 : Clément ⛄
Parvis de l'église Saint Pancrace.
J'ai passé la dernière demi-heure de l'office religieux dans un brouillard épais. Armand a terminé son discours sans que j'entende la fin. Sa mention d'Alice m'a foutu une claque en pleine tronche. Une vraie de vraie. Du genre à vous retourner la mâchoire et à vous laisser sur le carreau.
J'ai eu les yeux dans le vague pendant le reste de la cérémonie, avant de me retrouver sur le parvis de l'église Saint Pancrace, gelé par les froids d'hiver. Anesthésié par la perte de ma grand-mère, secoué par l'évocation brutale de celle de ma sœur. Et transi par la douleur que sa disparition ranime en moi à chaque seconde.
J'aurais dû...
Je secoue la tête, refoule ma culpabilité, attachée à moi comme un boulet depuis trop d'années. Le poids d'un condamné. Derrière moi, je sens la présence de ma femme, Marie, et celle de mon fils, qui nous reproche haut et fort son ennui à être resté assis sur un siège inconfortable pendant une heure.
Je les regarde, mais je ne les vois pas vraiment. Je les entends, mais je ne les écoute pas. J'ai presque l'impression d'observer un monde auquel je n'appartiens pas, auquel je n'appartiens plus.
Bastien est déjà en bas des escaliers. Marie le suit, à bonne distance pour lui laisser un peu de liberté, et commence à entretenir la conversation avec une femme de sa connaissance. Sûrement une patiente du cabinet où elle travaille en tant que secrétaire médicale depuis plus de huit ans. Celui où mon père a été médecin avant de prendre sa retraite l'année dernière. C'est là-bas que je l'ai connue, Marie.
Elle venait d'arriver à Yvoire. Elle arrivait de Lyon et ne supportait plus la pression des grandes villes. Elle prônait l'air pur de la montagne, du lac, et les randonnées. Elle était pleine de vitalité, de bienveillance, de détermination, d'envie de bien faire. Je m'étais un peu reconnu en elle, même si mes envies de décrocher la lune et d'enseigner aux enfants de la classe de CM1 de l'école élémentaire de notre village avaient, pour moi, plus un but de rédemption qu'une vocation. Mon père l'adorait, la vénérait. J'étais tombé amoureux d'elle, comme une évidence.
Comme une chance.
Cette chance que je perds de jour en jour.
En haut des marches, je contemple le monde continuer de tourner sans moi.
Bastien, avec l'innocence de ses six ans, a repéré un autre enfant et ils s'engagent rapidement dans une partie de boules de neige. C'est typiquement le genre de moment qui devrait m'arracher un sourire, mais je n'y arrive plus depuis un bon moment, et pas seulement à cause du décès de ma grand-mère. Je pousse un profond soupir qui vient se flétrir sur mes lèvres asséchées par le froid glacial. Ma vie va à vau-l'eau en ce moment, et je suis bien en peine de redresser la barre.
— Tout va bien ?
Miles se positionne sur ma gauche, les mains dans les poches de son manteau gris. Je sais qu'il sait. Il sait ce que je ressens à cet instant. Et ça me fout en l'air. Je ne veux pas qu'il soit là, à s'inquiéter pour moi. Je ne veux pas qu'il soit là du tout. Cette vérité, il la connaît. Je ne la lui ai pas dite explicitement, mais il ne l'ignore pas. Après ce qui s'est passé, il ne peut en être autrement. Ce connard me rappelle tout ce que je ne pourrai jamais changer, jamais rattraper. Il me rappelle Alice.
Et je me fiche bien de sa relation avec Capucine, qui dure depuis trois ans.
Tant qu'il ne flotte pas dans mon champ de vision comme il le fait maintenant...
Mes dents grincent et je lui réponds sans même lui accorder un regard.
— T'as d'autres questions à la con comme celle-là ?
— Si tu demandes, j'en ai des tas, réplique-t-il, caustique.
— Le sarcasme ne te va pas.
— Parce qu'à toi, oui ?
Il prend une longue inspiration, et je crains le pire.
— Écoute, Clément...
— Pas maintenant.
Mon ton est cassant alors que je me tourne vers lui. Je le fusille du regard, à défaut de pouvoir le faire dans la réalité. Il a une idée de ce qu'est le timing ? Il pense vraiment que c'est raisonnable de causer de ce sujet tout de suite ? Sur le parvis de l'église, pendant l'enterrement de ma grand-mère ?!
— Très bien, abdique-t-il finalement. Mais il faudra bien qu'on crève l'abcès un jour... Géraldine...
En quoi ça le concerne ? En quoi ça le regarde, ce qu'on ne se dit pas dans ma famille ? Ce que certains savent, ce que d'autres ignorent ? À quoi ça servirait de tout dévoiler, à part ouvrir de nouvelles brèches, à part agrandir nos traumatismes, hein ? Rien ne changerait. Alice ne reviendrait pas.
— Géraldine ne sait rien, confirmé-je. Tant mieux pour elle, ajouté-je sèchement sans laisser le temps à Miles de me répondre.
Je descends lentement les escaliers et il ne tente pas de me suivre. J'étale une grimace surfaite sur mes lèvres et je rejoins Capucine. Elle a les larmes aux yeux et je détourne les miens, gêné. Je pourrais la prendre dans mes bras ou juste poser ma main sur son épaule en signe de soutien, mais je me contente de la fixer, l'air hagard, les mains dans les poches. Pourtant, elle me sourit. Elle sourit toujours. C'est sa plus grande force.
— Qu'est-ce que vous mijotiez tous les deux ?
— Il me présentait ses condoléances.
Mon ton est neutre. Ma voix ne tremble pas, heureusement. Elle acquiesce doucement et son attention vient s'attarder sur nos parents, à une cinquantaine de mètres. Ils attendent près des voitures pour se rendre au cimetière communal d'Yvoire. Un peu à l'écart, sur le côté de l'église, Géraldine fume une cigarette. Elle me défie du regard pendant plusieurs secondes, visiblement prête à en découdre.
Comme lorsque nous étions enfants et qu'elle voulait, ou plutôt exigeait, quelque chose de moi. Elle est ma cadette d'un an seulement, mais je lui passais tous ses caprices. De notre enfance à nos premières années d'études universitaires, je faisais des pieds et des mains pour la contenter, pour ne pas qu'elle souffre. J'essayais de rallumer l'éclat dans ses yeux bruns, au détriment des miens. J'avais perdu une sœur, je ne voulais pas en perdre une deuxième. Mais aujourd'hui, je n'ai plus l'envie ni la patience de rentrer dans son petit jeu. Et encore moins d'accéder à la plus petite de ses demandes.
Elle est partie.
Je suis resté.
Et notre lien, fragilisé, s'est brisé.
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Emilie Hamler
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Natia Kowalski
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Scriptosunny
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