Natia Kowalski Et que tombe la neige... Chapitre 14 : Géraldine ❄️

Chapitre 14 : Géraldine ❄️

Eglise Saint Pancrace - Yvoire


J'allais avoir dix-sept ans quand j'ai commencé à fumer. Juste après la mort d'Alice. Si c'était une façon de me rebeller contre le joug de ma mère, c'était aussi un moyen de la garder avec moi plus longtemps. Je ne parvenais pas à accepter qu'elle ne soit plus là, alors je m'effaçais complètement derrière les souvenirs que j'avais d'elle, de ce qu'elle était, de tout ce que j'imaginais d'Alice, mon aînée. Elle avait deux ans de plus que moi et elle savait qui elle était, qui elle voulait être. Elle l'avait toujours su.


Je l'avais surprise deux ans auparavant en train de fumer l'une de ces clopes mentholées, mélange exécrable de fraîcheur et de nicotine, derrière l'un des restaurants du centre-ville du village. Je ne lui avais rien dit à l'époque. Elle ne m'avait pas vue, mais cette image d'elle m'était restée. Comme une photographie sur du papier glacé, je la revoyais exhaler ses ronds de fumée dans l'atmosphère étouffante d'un après-midi d'été. Ses cheveux bruns, longs, fins, lui collaient au front et elle les repoussait avec la lenteur caractéristique de ces jours ensoleillés où la moiteur nous empêche de faire tout mouvement superflu. Je n'avais rien dit à mes parents non plus, gardant pour moi cette image d'Alice, cette part d'elle que personne, à part moi, ne connaissait. Et je l'avais fait revivre sous mes doigts.


Comme l'appareil photo, Géraldine.

Tu t'es toujours cachée derrière des murs, des apparats.

Mais font-ils réellement partie de toi ?


Lorsque ma mère a fini par découvrir mon addiction, à l'aube de mes dix-huit ans, elle est devenue dingue. Elle a écrasé mon paquet de cigarettes de son talon et, en me regardant droit dans les yeux, elle a dit fermement : "Pas toi, Géraldine. Pas toi."


Je ne sais pas exactement ce qu'elle entendait par là, mais j'ai réalisé une chose : je n'étais pas la seule à connaître le petit secret d'Alice. Je n'étais pas unique. Je n'avais rien gardé du tout, à part mon chagrin enfermé soigneusement dans un écrin. Suite à cela, j'ai éclaté. Désespérément, incapable de me prendre en main, j'ai passé deux ans à me replier sur moi-même, à vivre la nuit et à dormir le jour, à survivre derrière mes clichés.


Ces pensées, lorsque j'allume ma cigarette d'une main qui tremble compulsivement, m'arrachent un soupir. Qui est-ce que tu crois tromper, Géraldine, à part toi-même ?


Je reprends une bouffée, laisse la fumée arrondir le creux de ma langue et la recrache. Longuement. Hypnotisée par cette fumée qui s'évapore dans l'air. Un bruit de pas, sur ma droite, me fait brusquement tourner la tête. Je hausse un sourcil, surprise, alors que Miles avance vers moi, les mains dans les poches de son manteau gris. Il observe quelques secondes le renfoncement où je suis perchée, sur la première marche de l'escalier, et m'adresse un sourire sarcastique. Une habitude chez lui. J'attends la réplique piquante qui suivra forcément.


— C'est ici le fumoir ? assène-t-il avec une nonchalance assumée.

— Je te préviens, si c'est encore pour me taxer une clope, tu peux repartir d'où tu viens, rétorqué-je avec un rictus en coin.


Il sort un paquet jaunâtre, esquinté, de sa poche et me le tend.


— Au contraire, j'allais t'en proposer une.


Je hausse les épaules, inspire une bouffée et l'expire.

— Garde-les.


Il extrait une cigarette du paquet avant de le ranger, de nouveau, dans la large poche de son manteau gris.


— Ce sera pour une prochaine fois, dans ce cas.

— S'il y en a une, répliqué-je, caustique.

— Tu comptes fuir la cérémonie ?


Je relève les yeux vers lui et je surprends une lueur de sérieux et d'inquiétude dans son regard bleu cobalt. Une boucle brune retombe sur son front et il la repousse délicatement, alors que la salive dans ma bouche s'assèche et que je prends conscience de l'intimité du lieu, de nos interactions, de ce lien qui s'est construit si rapidement entre nous. Cette question, s'il s'octroie le droit de la poser, c'est qu'il a su regarder, me regarder suffisamment pour suivre le fil de mes pensées. Je redescends de l'escalier et fais quelques pas dans le renfoncement, m'éloignant et me mettant dos à lui volontairement. Puis, je finis par répondre à voix basse.


— Si seulement je pouvais. Mais non, je vais rester.

— Tant mieux, alors.


J'entends la pierre de son briquet frotter la peau de son pouce, mais je ne me retourne pas. Il prend une inspiration, recrache une première fois la fumée.


— Ce soir, ce sera terminé.


Cette phrase me pétrifie.

Miles a raison.

Ce soir, ce sera fini.

Fini.

Fini...


Les mots résonnent dans mon esprit comme le fera bientôt la cloche de l'église, à onze heures pétantes. Je croise les bras sur ma poitrine, comme si ce geste pouvait tout arranger. Comme s'il pouvait me protéger. Miles semble le percevoir. Il hésite et finit par prononcer quelques mots. Une phrase. Une phrase à deux balles.


— Ce genre de moments, ce n'est jamais facile...

— Merci pour cette évidence, Miles.


Un rire passe la barrière de ses lèvres. Un rire rauque, dénué de joie.


— Ouais, ça sonnait creux.

— Plus creux, tu touches le fond, acquiescé-je en osant un sourire.


À peine une esquisse, mais elle a le mérite de lui déclencher un autre rire. Cette fois, la lueur dans ses yeux ne dissimule pas son amusement.


— Fais gaffe, ça peut prêter à confusion.


Je laisse retomber mes bras sur mes hanches tandis que mes joues, je le sens, chauffent furieusement. Est-ce qu'il a conscience que ce n'est ni le lieu ni le moment de relever ce genre de sous-entendu graveleux, surtout après une telle discussion ?


— Ce n'était pas... mon intention.

— Évidemment, appuie-t-il, penchant légèrement la tête pour m'observer.


Son sourire ne s'efface pas. C'est contrariant.


— Évidemment ! je répète avec force.

— Évidemment, reprend-il, laissant traîner ce mot sur ses lèvres.


Des lèvres parfaitement dessinées avec lesquelles il aspire une nouvelle bouffée de sa cigarette. Des lèvres que j'observe deux secondes de trop. Des secondes pendant lesquelles ses yeux se rivent aux miens et alimentent son petit rictus arrogant.


— T'es un gamin, je marmonne, agacée, rompant notre contact visuel.

Le génie, c'est l'enfance retrouvée à volonté.


Il laisse échapper des volutes de fumée et son visage se soustrait à ma vue avant de réapparaître au fur et à mesure que la grisaille de nicotine se dissipe.


— Charles Baudelaire.


En matière d'arrogance, on atteint de nouveaux sommets.

Je lève les yeux au ciel et écrase le mégot de ma cigarette sous ma chaussure, puis le récupère une fois éteint pour le glisser dans mon paquet à moitié vide.


— Désolée d'interrompre ce moment de modestie, mais nous devons y aller.


Il est temps.

Un poids familier s’installe dans ma poitrine.

Pas d’échappatoire.

Tu as aimé ce chapitre ?

50

50 commentaires

Zelda Jane

-

Il y a 4 jours

J'ai terminé ma mission, donc j'en profite pour faire un retour sur l'ensemble. Alors je trouve que c'est très bien dosé (en termes de pdv, de description/action, etc.). Par ailleurs, tu parviens à nous faire rire, à nous émouvoir et ça c'est la vraie force de ton récit. Voilà, je n'ai rien de négatif à souligner. Naturellement, il y a toujours des détails (comme un peu plus de Noël 🎄) à peaufiner mais ce ne sont que des détails ! 😉 Bravo. Je continue mais pas maintenant. J'ai pas la force nécessaire pour affronter le pdv du papa, jour de l'enterrement 😪

Natia Kowalski

-

Il y a 4 jours

Merci beaucoup, les pdv (n'ayant jamais écrit de roman choral) c'était un peu ma hantise en terme de rythme et tu me rassures ! Pour Noël, il arrive un peu tard, c'est vrai (dans trois chapitres exactement, je mets l'accent sur Noël par le biais d'un autre arc narrarif 🤶) Je comprends pour le PDV du papa, il n'a pas non plus été facile à écrire pour moi. Merci pour tous tes commentaires 😍 Je termine ma mission dans la journée 😉

Scriptosunny

-

Il y a 7 jours

J'adore les dialogues entre eux. C'est piquant et en même temps ils jouent à un jeu vraiment dangereux.

Natia Kowalski

-

Il y a 7 jours

Totalement dangereux, oui 😏😈

Mayana Mayana

-

Il y a 8 jours

Il y a pas à dire, ces moments entre eux sont mes préférés ❤️❤️❤️ vive les pauses clopes 🤭

Natia Kowalski

-

Il y a 8 jours

Si les pauses clope permettaient de tels rapprochements avec des mecs comme ça, on en ferait plus souvent 😂😂😂

Soäl

-

Il y a 11 jours

Je fond devant leurs échanges , leurs regards… Ils sont parfaits, complémentaire je dirais même . Desolé capu, tu ne fais pas le poids

Natia Kowalski

-

Il y a 11 jours

Trop heureuse que leurs échanges te plaisent 🥰

Amphitrite

-

Il y a 11 jours

Débloquée !

Natia Kowalski

-

Il y a 11 jours

Merci 💖
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.