Fyctia
Chapitre 12 : Géraldine ❄️
Yvoire
Je suis partie une demi-heure avant l'heure exigée par ma mère, et j'ai décidé de marcher jusqu'au village. Pour effacer, ou du moins diminuer, la sensation d'oppression qui ne cesse de me comprimer la poitrine depuis mon arrivée.
Je ne pouvais plus rester dans cette chambre qui nous a vues grandir et répercute nos rires en écho, Alice. Chaque fois que je fais un pas dans cette maison, c'est une nouvelle gifle que je reçois. C'est un autre souvenir qui me frappe. Et ce sont les plus heureux qui me blessent le plus cruellement.
Lorsque j'ai posé un pied au sol ce matin, après une nuit où j'ai lutté avec un sommeil entrecoupé de cauchemars, perturbé entre le présent et des souvenirs entremêlés, j'ai tenté de me reprendre, mais j'étouffais. Rien n'avait changé dans cette chambre. Tout respirait le passé. Mamie, Alice.
Les photos de ma sœur et moi souriantes, à huit et douze ans, dans le jardin de nos grands-parents au printemps et près du lac Léman, m'ont soulevé le cœur à mon arrivée. Tout comme les fleurs séchées dans le vase en cristal, près du carnet bleu où je notais toutes mes réflexions d'adolescente. Mon regard a dérivé et j'ai constaté que la fissure dans le mur, juste à côté de l'armoire en noyer, s'était agrandie. Je n'ai pas eu le courage de leur faire face plus longtemps. Il a fallu que j'abaisse les cadres posés sur la coiffeuse et que je range le carnet dans le premier tiroir pour que l'air reprenne possession de mes poumons, mais ça n'a pas suffi.
Comme dans une sorte de transe, ce matin, j'ai pris une douloureuse inspiration, je me suis emparée d'un chemisier, d'un pantalon et de mes bottes fourrées que j'ai enfilées rapidement. Noir, pour l'occasion. J'ai fait face à mon reflet dans le miroir poussiéreux. Terne, effrayant, démoralisant. Mes yeux bruns sortaient de leurs orbites. Mes cheveux partaient dans tous les sens, comme s'ils voulaient eux-mêmes prendre le large. J'ai démêlé mes boucles de mes doigts tremblants. Et, aussi vite que j'ai pu, j'ai dévalé les escaliers.
En me retrouvant à l'extérieur, sur le seuil de cette maison qui a tant compté pour moi autrefois mais que je ne reconnais plus, dans le froid glacial de ce début de matinée, je me suis dit que descendre au village avant les autres serait l'occasion de redécouvrir les lieux de mon enfance autrement. De faire la paix avec mes peurs et mes douleurs, de revivre les instants de bonheur que j'aimais tant avant. À six ans, alors que Clément et moi tentions d'attraper des papillons avec notre épuisette, ma grand-mère avait souri face à ma colère d'enfant qui n'avait pas obtenu ce qu'elle voulait immédiatement.
Ce qui nous remplit de joie, ma petite Géraldine, ce n'est pas ce que l'on attend précisément, c'est ce que l'on vit sur le moment. Les petites choses font les grandes joies, souviens-toi de cela. Quand tu repenseras à ce moment, plus tard, tu ne penseras plus aux papillons.
Elle avait raison. Quand je suis derrière l'objectif, je suis quelqu'un d'autre. Je n'ai pas peur, je ne ressens pas la douleur. Mes photographies, au-delà du fait de représenter la beauté d'animaux exotiques rares et en voie d'extinction aux quatre coins du monde, saisissent l'instant. Rien d'autre n'a d'importance. Elles surprennent la véracité du moment, capturent l'essence même du présent. Elles ne sont jamais ce que j'ai prévu, jamais ce que j'ai souhaité d'elles. Elles sont le parfum d'une seconde figée dans le temps.
Elles immortalisent les sensations, les sentiments.
Elles retransmettent les émotions que je n'ai pas le courage de vivre.
Après cinq ans d'absence, j'avais envie de voir si tout ce que je connaissais, si les boutiques dans lesquelles j'allais, si le paysage de mon passé avait lui aussi changé à travers mon regard d'adulte, mais je n'ai pas pris mon appareil photo. J'ai hésité, mais je me suis raisonnée.
Pas aujourd'hui.
Je me voyais assez mal débarquer à l'église à onze heures tapantes avec une dégaine de paparazzi. Même si, de là-haut, mamie aurait pris la pose telle une starlette.
L'image m'arrache un sourire et je prends une profonde inspiration pour ne pas me laisser déborder par ce que je ressens, par l'enterrement. Imminent. La maison de ma grand-mère se situe à environ deux kilomètres à pied du centre-ville d'Yvoire. La neige s'enfonce sous mes pas et le silence n'est troublé que par les pépiements d'une mésange charbonnière sur une branche. Son chant, rythmé, sonore, me fait un instant oublier ma colère, ma tristesse et tous mes remords. Un instant seulement avant que je ne jette, malgré moi, un regard en arrière.
Je n'ai pas voulu les attendre même si j'ai la certitude absolue que cette erreur monumentale me sera reprochée jusqu'à l'été prochain. En admettant que je survive aux fêtes de fin d'année.
Ce qui est loin d'être gagné.
Je suis à deux doigts de m'enfuir à toutes jambes, en leur laissant, pour la seconde fois, un simple mot sur la table de la cuisine. Si je ne le fais pas, il y a de grandes chances que je fasse une crise de panique au milieu de la distribution des cadeaux. Ou une crise d'hystérie après avoir bu une coupe de champagne en les noyant sous le flot de leurs quatre vérités.
Mes quatre vérités.
J'avais besoin d'être seule ce matin, de m'échapper de cette atmosphère lourde, chargée d'une tension si palpable, si brûlante, que j'aurais pu faire griller des marrons dessus. Peut-être que je pourrais trouver des marrons au marché de Noël d'Yvoire. Je ne suis pas une fervente admiratrice de cette période de l'année ni des décorations kitsch et aveuglantes qui parsèment les rues du village. Je la juge commerciale et niaise à souhait, mais je suis une gourmande invétérée. Quitte à subir Noël et toute sa superficialité, autant que cela serve à quelque chose qui me réjouira un minimum et saura fondre sous ma langue.
À défaut d'autre chose, Géraldine, à défaut d'autre chose.
Je fais taire ma conscience en lui intimant d'arrêter de revisiter en boucle le panel des sept péchés capitaux : Colère, Orgueil, Envie, Gourmandise, Luxure, Paresse, Avarice… Je les ressens tous par intermittence. La colère et l'orgueil, le plus souvent. Mais aussi l'avarice des sentiments. Je fuis tout, tout le temps, pour ne pas ou pour ne plus souffrir des absences lourdes de sens. Jusqu'à maintenant, ce n'est pas une réussite, mais je m'accroche à ces peurs, ces cicatrices mouvantes qui me hantent.
Le chant de la mésange charbonnière m'accompagne sur mon chemin, sur la route glissante, verglacée qui conduit au village d'Yvoire. Je l'aperçois en contrebas et je resserre les pans de mon manteau pourpre sur ma poitrine. Je rabats mon bonnet sur mes oreilles et essuie mon nez avec un vieux mouchoir qui traîne dans ma poche. On pourra me vanter toute la beauté des fêtes de fin d'année dans les films de série B, tout ce que je vois, c'est ça.
La morve qui vous coule au nez comme les regrets qui vous transpercent le cœur.
35 commentaires
Emilie Hamler
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Il y a 9 jours
Natia Kowalski
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Il y a 9 jours
Scriptosunny
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Natia Kowalski
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Lys Bruma
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Natia Kowalski
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Soäl
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Natia Kowalski
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Ady Regan
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Natia Kowalski
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Il y a 13 jours