Fyctia
Chapitre 9 : Géraldine ❄️
Maison familiale des Truffaut - Salle à manger.
À quoi ressemble l'Enfer ?
Il y a quelques minutes, je n'aurais pas eu la réponse. D'autant plus que je suis athée. Seulement, je sais à présent à quoi il pourrait ressembler. Et c'est exactement comme ça que je me l'imaginerai à partir d'aujourd'hui.
Une vaste tablée familiale composée de membres de votre famille qui attendent votre prise de parole après la fameuse question : Alors, Géraldine, tu deviens quoi ?
Sous-entendu évident :
On espère que cet exil, que tu nous as imposé il y a cinq ans, t'a servi à quelque chose. On ne sait pas trop quoi exactement, mais chacun de nous a sa propre idée de ce que tu es devenue.
Pour ma mère, Armand et Clément, tout ce que je dirai sera retenu contre moi.
Je connais mes droits, votre honneur, je préfère garder le silence.
Je bois une gorgée d'eau. Ma main tremble contre le verre. Pour maîtriser mes gestes, je replie méticuleusement ma serviette. En deux. En quatre. En six. Puis, je prends une profonde inspiration. On y est. L'instant que je redoutais.
Ils auraient tout de même pu attendre la mise en bière de mamie avant de m'affubler de leurs questions, non ? Pas qu'ils aient tous de mauvaises intentions...
Mon père, ma tante Fabienne, Benjamin et Capucine attendent une vraie réponse. Quant à Miles, j'imagine qu'il veut voir comment je vais réussir à m'extirper de cette situation sans trembler. J'envie sa position. Ce doit être tellement simple d'être ici, le cul posé sur une chaise, sans devoir de comptes à personne. Ok, Miles.
Admire l'artiste.
— Si c'est la question que vous vous posez, je suis heureuse de ce que je fais. Il y a deux jours, j'étais à Amsterdam pour l'une de mes expositions "Les fantômes de l'Amazonie". J'ai passé presque deux ans dans la jungle à capturer par le biais de mon objectif les espèces les plus insaisissables, parmi lesquelles le greta oto, un papillon aux ailes transparentes, la grenouille de verre, le Ouakari chauve, énuméré-je aussi calmement que possible en piquant un bout de viande avec ma fourchette.
Je laisse planer ma phrase dans le silence troublant de ce tribunal familial, levant les yeux en direction de ma mère et de l'oncle Armand. Ma mère conserve son petit air pincé, désapprobateur, alors que son beau-frère se contente de mastiquer sa viande sans me regarder. Je ne sais que trop bien ce qu'ils en pensent. Je l'ai toujours su.
Mon père, même s'il ne me l'a jamais dit, aurait sûrement aimé que je trouve un métier plus stable, moins dangereux, plus proche d'eux et de ce village qui m'a vue grandir. Surtout après la mort d'Alice et de ce rêve qu'ils pensaient tous enterré à jamais... Ce projet lié à la photographie en milieu hostile, c’était elle qui en parlait en premier. Mais c’est moi qui l’ai réalisé. Et pour eux, ça, c’est impardonnable.
Je suis la déception de cette famille.
Pire, je suis la pilleuse de rêves.
— Voilà, c'est ce que je deviens.
— C'est une dinguerie, j'aimerais... s'exclame Benjamin, des étoiles dans les yeux.
— Commence déjà par nous ramener des bulletins scolaires dignes de ce nom, le coupe brutalement mon oncle en le fusillant du regard.
Benjamin se tasse sur sa chaise, et mon cœur se serre. Le ton d'Armand est sec, rude, à l'image de ce qu'il est, dans la vie professionnelle comme en privé. Mon oncle est le principal de l'école élémentaire du village d'Yvoire. Il est donc également le responsable hiérarchique de Clément. Autant vous dire qu'il a une certaine autorité naturelle sur cette famille, que ce soit sur ses enfants ou sur les autres. Hormis ma mère et moi, bien sûr...
Et peut-être aussi, sa femme.
— Laisse-lui un peu de répit Armand, c'est Noël, argue-t-elle, souriant doucement à son mari.
Ma tante Fabienne est une femme d'une douceur inhumaine. Pour quelqu'un comme moi, incapable de canaliser mes émotions et qui fonce dans le tas, c'est presque surhumain de réussir à supporter un personnage comme mon oncle au quotidien. C'est la seule qui parvient à le maîtriser et à laquelle il lui est impossible de dire non.
— Très bien, soupire-t-il après avoir échangé un regard avec elle. N'en parlons plus dans ce cas.
Je souffle discrètement de soulagement tandis que l'attention d'Armand se porte sur... Miles.
— Alors, ce projet de rénovation pour donner un aspect plus moderne à ton restaurant, qu'est-ce que ça donne ? Tu as obtenu les financements de la banque ?
La vie de mon oncle tourne autour de trois choses : son métier, l'argent, sa famille. Et pour que tout aille dans son sens, il n'hésite pas à donner son point de vue sur chaque aspect. Je retire ce que j'ai pu penser tout à l'heure, je n'aimerais pas être à la place de Miles à cet instant.
Celle du gendre d'Armand.
Miles semble d'ailleurs être extrêmement mal à l'aise d'être devenu si soudainement le sujet d'attention. Il a légèrement pâli. Son teint se pare d'une nuance de craie que je ne lui avais pas encore vue. Il se sert un verre d'eau, boit quelques gorgées, se racle la gorge, croise mon regard et y lit une touche de sarcasme. Chacun son tour de passer sur le siège des accusés dans la famille Truffaut. Bienvenue parmi nous !
— Pas encore, mais j'y travaille.
— Insiste, réplique mon oncle avec fermeté, ou tu n'obtiendras rien dans la vie.
— Papa, ce projet n'a été évoqué que récemment, rétorque Capucine.
Elle prend la main de son petit-ami dans un geste de soutien évident et je discerne dans ses yeux d'un vert trop clair une lueur de défi. Tiens, tiens, tiens, ma cousine aurait-elle décidé de prendre sa vie en main sans laisser interférer son paternel ?
Son intervention fait mouche, j'ai le plaisir de voir Armand acquiescer sèchement avant de changer de sujet de conversation en se tournant vers mon père. Capucine doit sentir mon regard sur elle puisqu'elle m'adresse un clin d'œil complice. Cette fille a toujours prétendu que nous sommes plus proches que nous ne le sommes vraiment.
Bordel, elle est même venue me dire plus tôt qu'elle était heureuse de mon retour.
Je ne sais pas exactement pourquoi elle se force à m'apprécier. Nous sommes aux antipodes l'une de l'autre. Mon manque de tact légendaire tranche face à sa diplomatie que j'apparente à de l'hypocrisie. Quand nous étions petites, sa trop grande tendance à la sensiblerie m'agaçait prodigieusement. J'étais une gamine solitaire, rebelle, sauvage.
Je me retranchais dans mes dessins, faisais glisser la beauté et la laideur du monde sous mes doigts salis par le fusain. Les seules fois où je levais les yeux de mon papier à dessin pour affronter la réalité, c'était pour me dresser contre les injustices d'un univers qui n'acceptait pas les différences.
Contrairement à moi, Capucine était solaire, sociable, agréable.
L'univers tournait autour d'elle à l'époque.
Et il continue encore de le faire aujourd'hui.
Je repose ma fourchette et me lève.
— Je vais fumer une cigarette.
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Mapetiteplume
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Natia Kowalski
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Emilie Hamler
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Scriptosunny
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Mayana Mayana
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Natia Kowalski
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Il y a 14 jours