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Route de Thonon - entre Genève et Yvoire

Il n'y a que quarante-cinq minutes de distance entre Genève et Yvoire.

Quarante-cinq minutes de torture quand on se retrouve assise dans la Clio grise d'un parfait étranger. Un étranger qui prend un malin plaisir à m'observer du coin de l'œil comme s'il prenait son pied à me mettre mal à l'aise. Et ça fonctionne ! Ce type est en train de tester mes résistances à la patience et il est venu m'achever avant même de revoir l'un des membres de ma chère famille. Avec un vague sourire en coin, il pointe son doigt vers l'autoradio.

— Quel genre de musique aimez-vous ?

— Le silence, je réponds, les lèvres serrées.

Le sang-froid dont il fait preuve ne reflète pas du tout le mien. Je suis en plein désastre émotionnel. Je ne sais pas ce que je vais pouvoir leur dire, comment ils vont m'accueillir. Soit ils vont jouer sur la surenchère affective, soit ils vont se délester de leurs faux-semblants et m'accabler de reproches. Ou les deux. Ce sera forcément dérangeant. On ne revient pas après cinq ans d'absence sans en subir les conséquences. Il faut que je me prépare à leurs questions, à leurs éventuelles piques, à l'enterrement de mamie...

mamie...

Mes poings se crispent sur mes cuisses et j'inspire profondément. Je préfère ne pas y penser. Je ne veux pas y penser. N'y pense pas. Je me mords la lèvre inférieure pour refouler les larmes qui me montent cruellement aux yeux.

Pas maintenant. Pas aujourd'hui. Tu ne peux pas t'effondrer ! Allez Géraldine, reprends-toi, prends sur toi. Ça va aller ! Ça va bien se passer ! Au pire, tu feras comme tu as toujours fait, tu les enverras chier !

Je renvoie un regard torve à Miles, la pièce rapportée de notre famille, et accessoirement mon chauffeur pour la journée.

Le moins que je puisse dire, c'est qu'il n'est pas laid. C'est plutôt le contraire, en fait. Capucine a toujours su choisir ses petits-amis. À ce que je vois, c'est toujours le cas. Je ne peux m'empêcher d'en ressentir de la frustration. Cette conne a toujours tout eu pour elle. Si au moins elle était désagréable, j'aurais des raisons de la détester, mais non.

Capucine est généreuse, intelligente et souriante. Horripilante. Au lycée, elle participait à tous les programmes caritatifs et autres programmes extra-scolaires en plus d'avoir une moyenne générale à son summum et tous les garçons à ses pieds. Évidemment, il fallait que son mec actuel soit aussi parfait qu'elle...

Les mains sur le volant, il semble concentré sur la route, ce qui me pousse à poursuivre mon analyse. Il a retiré son écharpe rouge qu'il a déposée sur le siège arrière en montant dans la voiture, et je distingue un tatouage tribal sur son cou. Il entoure sa pomme d'Adam tel un serpent en faisant des arabesques. Intéressant...

À première vue, il avait plutôt l'air du gendre idéal. Un muscle tressaute sur sa mâchoire et mes pupilles remontent vers son profil. Des boucles brunes et souples retombent négligemment sur son front et viennent presque chatouiller son nez un peu tordu. Je ne nie pas que ça lui donne un certain charme entre douceur et brutalité, tout comme la barbe brune naissante qui recouvre ses joues...

— La vue vous plaît ?

La lueur qui anime ses rétines est à mi-chemin entre l'arrogance pure et une pointe d'ironie. Revoilà l'enfoiré. Les joues rougissantes, je brandis la première excuse valable qui me passe par la tête.

— Je suis photographe.

— Et vous observez toujours les visages de cette manière ou c'est juste moi qui ai droit à ce traitement de faveur ?

— Bien sûr ! Déformation professionnelle... Les visages racontent une histoire. Votre mâchoire crispée, par exemple, elle dit que vous êtes agacé.

Il esquisse un léger sourire. De fines fossettes se dessinent dans le creux de ses joues. Je m'attends à ce qu'il poursuive et me mette au pied du mur, mais il n'en fait rien. Il se contente de me dévisager à son tour avec son fameux rictus condescendant. Vaguement honteuse, je détourne les yeux et les reporte sur la vitre congelée par le froid. Je suis soudainement prise d'un frisson et croise les bras sur ma poitrine.

— Vous êtes toujours comme ça ?

— Comme quoi ?

— Sur la défensive.

— Et vous ?

— Quoi, moi ?

— C'est une habitude de juger les gens que vous venez de rencontrer ?

Petit-ami de ma cousine ou non, il ne faut pas trop qu'il me cherche, le Miles ! Surtout quand ma tension est à son paroxysme au point que je me sens tressauter sur mon siège.

On vient de quitter Genève, et le paysage défile sous mes yeux. Je reconnais le parc de la Ferme Saint-Maurice, sur la route de Thonon. Il a neigé les jours précédents et une épaisse couche de glace recouvre les environs autrefois verdoyants. Nous traversons une brume épaisse, un hiver sans fin, et je me dis que la métaphore concernant ma vie n'a jamais été aussi adéquate...

J'ai presque envie d'en rire.

Ou d'en pleurer.

— Où est-ce que vous étiez avant de revenir à Yvoire ? interroge-t-il après quelques secondes.

— En quoi est-ce que ça vous regarde ?

— J'essaie simplement d'être aimable...

— Ne le soyez pas. Je déteste l'hypocrisie.

— Et les bonnes manières apparemment.

Cette fois, il ne sourit plus et ses pupilles s'habillent de froideur. D'accord, j'ai peut-être été trop loin. Je lève les yeux au ciel et pousse un profond soupir. Je dois avouer que je ne suis pas spécialement agréable depuis notre première rencontre. Bien qu'il n'ait pas hésité à entrer dans mon jeu de réparties cinglantes, je ne peux pas nier que je suis en grande partie responsable de l'ambiance qui règne dans cette voiture.

— Veuillez m'excuser. Je suis un peu... chamboulée par les événements.

Il me jette un coup d'oeil dans le rétroviseur. La lueur dans ses yeux s'est radoucie et, étrangement, je suis soulagée.

— C'est moi qui devrais m'excuser de vous avoir poussée dans vos retranchements, reprend-il calmement. Je sais ce que vous ressentez. J'ai perdu ma mère il y a quelques années...

— Je suis désolée, murmuré-je.

— J'adorais votre grand-mère, affirme-t-il avec un sourire. C'était une femme de caractère !

— Vous n'imaginez pas à quel point ! Pour la petite anecdote, mon grand-père lui a dit un jour que son ragoût de poisson était infâme. Elle a refusé de cuisiner pendant une semaine et il a dû essayer de se mettre aux fourneaux. L'expérience a été atroce. Il a fini par admettre qu'il avait eu tort...

Un rire rauque et bref s'élève dans l'habitacle de la voiture. Je réprime difficilement un sourire, moi aussi. Sous des apparences d'une autre époque, ma grand-mère ne se laissait pas faire. Une main de fer dans un gant de velours, me soutenait-elle, c'est comme ça que j'ai attrapé ton grand-père dans mes filets.

Elle avait aussi de l'humour.

Mon grand-père était pêcheur.

Perdue dans mes pensées, je remarque après plusieurs secondes que Miles m'observe de nouveau avec une curiosité déconcertante. Gênée, je hausse un sourcil interrogateur.

— Je préfère quand vous souriez, lâche-t-il soudainement.