Fyctia
Chapitre 1 : Géraldine ❄️
Deux semaines plus tôt, Amsterdam.
Ma petite mamie,
Je t'imagine planter tes rosiers dans les jardins du Paradis avec la force que tu mets dans tout ce que tu fais. Je pense à toi chaque jour. Je pense à toi qui n'as jamais eu l'opportunité de sortir d'Yvoire, qui n'en saisissait pas vraiment l'intérêt, mais qui me disais tendrement : "Vas, vas ma Géraldine, le temps passe si vite. Il court, il défile. Il n'y a pas de temps pour les regrets. Si on s'attarde trop longtemps, le passé finit par nous empêcher d'avancer. Les rêves se doivent d'être vécus avant qu'ils ne se meurent."
Tu avais raison, le passé nous rattrape en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Mais ce que tu avais oublié de préciser, c'est qu'il ne sert à rien de le fuir.
J'ai passé cinq ans loin d'ici. Loin des montagnes suisses qu'on aperçoit de l'autre côté du lac Léman quand le ciel est dégagé. Loin du petit port et des bateaux de pêche où m'emmenait souvent Papy quand j'étais enfant. Loin des façades de pierre et des balcons fleuris. Loin des rues pavées, du château d'Yvoire et de son histoire dont vous étiez tous si fiers. Loin des manies agaçantes de maman. Loin de la lâcheté de papa. Loin des silences de Clément. Loin des apparences et des jugements de tonton Armand. Loin de toi. Je suis partie à l'autre bout du monde pour ça. Pour vous fuir. Mais au fond, je n'ai fait que me fuir moi-même.
Et tu sais quoi ? Plus je cours vers cet avenir que j'ai tant imaginé, et moins je me sens en vie. Je prends des centaines de clichés de la faune sauvage, des écosystèmes mythiques du monde entier, parfois dans des conditions extrêmes. Je m'abreuve des paysages, de souvenirs pour me délester des nôtres, mais je sais que ce n'est qu'une belle utopie. Que ce soit dans les profondeurs marines ou dans la jungle amazonienne, je n'ai pas trouvé la paix.
Et je me dis sans cesse que je n'ai pas su vous aimer comme il le fallait, comme vous l'auriez mérité. Ou peut-être que c'est l'inverse. Peut-être que c'est vous qui auriez dû mieux me comprendre, m'accepter. Je ne sais pas. Je ne sais plus.
Et maintenant que tu t'es envolée, ma petite mamie...
Les gonds de la porte grincent et je cesse d'écrire, brusquement interrompue. Je pose mon stylo et j'essuie la larme qui roule sur ma joue avant de me tourner vers celui qui se trouve sur le seuil. Seulement vêtu d'une serviette blanche qui couvre des attributs plutôt attrayants et encore ruisselant d'eau après une douche matinale, un sourire coquin se dessine sur les lèvres de William. Dans sa main droite, il secoue une branche de gui. Celle qu'il a piquée dans le bar où nous nous sommes rencontrés. Du haut de ses vingt ans, il ne prend rien au sérieux et ça me convient très bien.
— Tu connais la tradition ?
J'esquisse un vague sourire et je le laisse déposer un baiser humide sur ma bouche. Je m'y attache une brève seconde. Il tente de m'enlacer mais je le repousse gentiment. Je ne veux pas d'effusions. Ni d'attaches. Ni d'adieux. Je ne veux pas qu'il croit qu'il y a plus entre nous qu'une simple baise et quelques mots couchés sur l'oreiller. Je ne suis pas de ce genre là. De toute façon, dans quelques heures, je serai loin. Il ne le sait pas. Je ne lui dirai pas. Je ne veux pas qu'il puisse penser à me revoir.
Je l'ai rencontré il y a quatre jours dans un pub du centre-ville d'Amsterdam. On a bu de la bière, on a fumé de la weed. On a emprunté deux vélos hollandais qui traînaient dans une rue adjacente et on a parcouru la ville en pédalant à fond comme des gamins insolents, inconscients. Sur l'un des ponts illuminés, on s'est arrêtés et il m'a embrassée. L'alcool aidant, on a filé jusqu'à ma chambre d'hôtel en chantonnant un air de jazz de George Shearing qui s'échappait des bars alentours.
Oh, Lullaby of Birdland, that's what I Always hear when you sigh, Never in my wordland could there be ways to reveal In a phrase how I feel.
Ensuite, on a refait le monde toute la nuit et les jours suivants. Entre deux séances de parties de jambes en l'air. Depuis, on n'est pratiquement pas sortis de cette chambre d'hôtel. Le genre de crise existentielle qui fait du bien dans les moments où tout s'écroule autour de nous. Le genre de crise dont j'avais besoin après que ma mère m'ait annoncé la mort de ma grand-mère.
Lorsque je ferme les yeux, j'entends encore le message qu'elle m'a laissé sur ma boîte vocale. Il était à son image. Impersonnel, comme elle.
Géraldine ? J'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer. Mamie... Mamie est partie. Tu savais qu'elle était malade depuis plusieurs années. Je suis désolée, chérie. Nous l'enterrons vendredi. Ce serait bien que tu sois là, tu sais... Tu lui manquais. Tu nous manques à tous.
Ce ton désabusé, à mi-chemin entre la tristesse et les reproches, est typique de ma mère. Elle a toujours eu ce don d'entretenir les sous-entendus, de les faire vivre, de vous les faire ressentir sans en faire trop. C'est le genre de personne qui vous presse d'attentions en vous disant que vous ne les méritez pas.
Elle n'a jamais compris mon envie de prendre le large. Ma mère, comme ma grand-mère avant elle, est du genre à se contenter d'une petite vie simple et peu trépidante. Sauf que ma mère, contrairement à ma petite mamie chérie, attend de tous ceux qu'elle aime qu'ils soient comme elle.
Désolée, Maman, de ne pas être celle que tu voudrais que je sois.
— Je nous prépare un p'tit déj au lit ?
Une lueur de tendresse brille dans les yeux bruns de William et m'arrache de mes pensées. Il passe une main gênée sur sa nuque, comme s'il espérait... Quoi ? Qu'est-ce qu'il attend de plus ? Je ne peux rien lui donner.
— Non. Je ne vais pas pouvoir rester avec toi aujourd'hui.
— Oh, ok... Mais on va se revoir, pas vrai ?
Merde, il a l'air d'un chiot égaré. Des mèches blondes lui tombent devant les yeux et il ne tente même pas de les enlever. Il attend ma réponse comme si elle allait changer la face du monde.
De son monde.
— Écoute, c'était sympa tous les deux mais je ne veux rien de sérieux.
— C'est pas ce que je veux non plus, nie-t-il un peu trop rapidement, détournant le regard.
— Tant mieux alors, je lâche fermement.
Il acquiesce, songeur, les yeux dans le vague.
— D'accord. Comme tu veux !
Dix minutes plus tard, William n'est plus qu'un souvenir. Mes doigts tremblent mais je reprends l'écriture de ma longue lettre à celle que je ne reverrai plus jamais.
Et maintenant que tu t'es envolée, ma petite mamie, je ne sais plus ce que je dois faire. Je suis incapable de m'attacher. Que ce soit à un endroit ou à quelqu'un. Quelque chose cloche chez moi et tu n'es plus là. Je ne sais plus qui je suis. L'ai-je déjà su un jour ?
Tu n'es plus là pour me dire que tout va bien, que la vie n'est jamais linéaire, que personne n'est parfait, que je suis la plus incroyable des petites filles. Tu n'es plus là pour me mentir et je dois faire face au vide de ma vie...
Ta petite fille,
Géraldine.
71 commentaires
Leroux Ophélie
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Il y a 5 jours
Natia Kowalski
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Il y a 5 jours
Sarael
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Il y a 8 jours
Natia Kowalski
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Laurel T
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Natia Kowalski
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Julie Alyès
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Natia Kowalski
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Flopinette
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Il y a 10 jours
Natia Kowalski
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Il y a 10 jours