Fyctia

— A quoi servent ces bouts de papier colorés qui nous ont permis de monter à bord du bateau ?

— A payer, répond-t-elle toujours très sèchement. Si tu veux quelque chose dans ce monde, tu payes, c'est comme ça. Peut-être que là d'où tu viens ce n'est pas chose courante, mais ici oui. Ah mais attends ! Je ne sais même pas d'où tu viens, donc je ne peux pas comparer !

— Ecoute Léa, ce n'est pas que je veux te cacher ...

Une fois de plus, je suis sauvée d'une terrible embûche !

— Salut, tu t'appelles comment ? demande un homme à une place de nous.

— Oh va voir ailleurs toi ! rétorque Léa.

— C'est bon, on discute simplement enchaîne-t-il avec un ton calme et un sourire au coin des lèvres.

— J'le connais ton p'tit numéro du beau tissemé propre sur lui qui pue l'excès d'assurance. J'ai assez donné avec les nazes dans ton genre, donc non merci, passe ton chemin !

Le "tissemé" se remet droit sur son assise et scrute l'horizon. Il a l'air désappointé. S'il s'agit de l'une des nombreuses conventions humaines que je ne connais pas, celle-ci a l'air plutôt rude. Cet homme a simplement voulu engager la conversation avec Léa, pourquoi s'est-elle montrée autant intransigeante ?

— Léa, quelque chose ne va pas ?

— A ton avis ?

Intéressant de répondre à une question par une autre question.

— Mon avis est que quelque chose t'a … dérangée, et tu reportes cette gêne sur ce pauvre homme. Ou sur moi d'ailleurs.

— Bravo Angie ! T'es passée en même pas deux jours de la meuf hermétique aux sentiments à l'experte en analyse du comportement humain !

Comme au sujet de Netflix, j'ignore si elle dit "bravo" pour saluer un certain exploit de ma part ...

— Tu me félicites vraiment ?

— Ça s'appelle de l'ironie ma belle ! Lorsque tu te moques "gentiment" de la personne en disant le contraire de ce que tu exprimes réellement.

— Oh ! C'est un procédé habile je trouve ! Les "personnes" comprennent en général ?

— Là tu vois, quand tu me dis que c'est habile, je sais pas si t'es sérieuse ou si tu te fous ouvertement de ma gueule, donc non, parfois on comprend pas !

OK, les relations humaines sont encore plus complexes que ce que je pouvais imaginer.

— Alors ? Qu'est-ce qui t'a dérangée ?

Ses yeux viennent percuter les miens comme un ouragan. C'est la première fois que je la vois se durcir ainsi.

— Rien. Simplement, même si on ne se connait pas depuis longtemps, je me suis sentie tellement à l'aise avec toi que je t'ai dévoilé une partie de ma vie, chose que je ne fais pas habituellement. Et toi, tu fuis souvent les conversations sérieuses. Que t'aies vécu une enfance traumatisante, je peux comprendre, je t'assure, je sais ce que c'est ... je veux pas forcément que tu me livres tout, mais juste suffisamment pour te connaître un peu mieux.

— Oh, eh bien je demande pardon. Pose-moi toutes les questions que tu veux, sauf concernant l'endroit d'où je viens, je te prie. C'est la seule chose que je ne suis pas en capacité de te dire.

Soudain, son visage se détend. Ses pommettes reprennent forme et son regard retrouve de l'éclat.

— OK, tu as des frères et sœurs ?

— Oui, des grands frères, je suis la cadette.

— Tu veux que je te dise, ça ne m'étonne pas du tout.

— Ah bon, pourquoi ça ?

— Tu es d'une telle naïveté (dans le bon sens du terme), qu'on sent que tu as été choyée, protégée, par toute une fratrie. Même si tu prétends que ta famille ne te manque pas …

Cette remarque est intrigante. Est-ce que mes frères m'ont élevée sur le trône céleste ? Sûrement pas ! Est-ce qu'ils m'ont protégée des colères passagères de Père lorsque je franchissais les limites imposées ? Possiblement ...

— Et t'as quel âge au juste ?

Il est certain que je peux pas évoquer des millénaires de vie dans l'au-delà. Je décide donc d'utiliser le même procédé qu'elle et je m'adapterai à la réponse.

— A ton avis ?

— Je dirais, comme moi, 33 ans.

— Bravo !

Léa affiche un large sourire et me serre dans ses bras. Et comme plus tôt dans la journée, je me délecte de ce moment d'une intensité indescriptible.

— Angie, je suis tellement désolée de t'avoir fait la tête, glisse-t-elle à mon oreille. J'te jure, il y a une sorte de connexion entre nous que je n'explique pas. C'est comme si tu étais la sœur que je n'ai jamais eue.

C'est totalement réciproque. Moi qui n'ai jamais eu de sœur, j'ai maintenant trouvé en mon guide une sœur humaine.

Je lâche l'étreinte et garde une main sur le côté de son épaule. J'aimerais tellement approfondir un détail de son existence qui trotte dans mon esprit depuis ce matin.

— Léa, puis-je te poser une question à mon tour ?

— Oui, tout ce que tu veux !

— Tu m'as parlé du décès de tes parents. Que s'est-il passé exactement ?

— Hmm ... Tu y vas fort avec les questions !

Léa baisse la tête, triture ses ongles et avale sa salive, non sans difficulté. Cela doit probablement être un souvenir très douloureux pour elle.

— Eh bien ... quand j'étais petite, j'avais environ six ans, mes parents se rendaient chez des amis en banlieue, et ...

Elle déglutit de nouveau et du liquide lacrymal rempli ses yeux avant de se répandre le long de ses joues. Elle s'essuie du revers de la manche, puis poursuit :

— Mon père a perdu le contrôle du véhicule, personne à l'époque n'a su expliquer ce qui était arrivé. Mon père était en parfaite santé et le véhicule en excellent état. Après ça ... eh bien, j'ai enchaîné les familles d'accueil jusqu'à ma majorité. Quel cliché hein !

Cliché ?

Le "tissemé" revient à la charge, comme un lion qui ne lâche pas sa proie. Quelle pugnacité !

— Tiens ... je suis peut-être un naze, mais un naze qui a toujours des mouchoirs sur lui.

— Merci, répond-t-elle.

Elle expire bruyamment dans le bout de papier, sûrement pour éjecter la substance créée par les membranes muqueuses. Lui, se lève et se rend à l'extrémité du bateau. Il place ses mains sur la barre en acier qui a probablement été conçue pour éviter de tomber à l'eau. Ses cheveux frisés volent au rythme du vent et son ossature robuste transparait à travers ses vêtements.

A l'instant même où je tourne la tête pour m'assurer que Léa va bien, tous les pressentiments que j'avais depuis le début de cette journée se matérialisent à la vitesse de la lumière.

J'aperçois cet homme, qui était jusque-là masqué par la présence du "tissemé". Des cheveux bruns soyeux, des yeux d'une douceur incommensurable, et une pilosité faciale parfaitement ciselée.

Nos regards se croisent et il se dégage de lui une aura de bonté, unique. Cette quintessence n'a rien à voir avec celle de Léa, c'est différent.

Je me mets à avoir un sentiment très étrange, un grand frisson de bonheur traverse mon organisme car mon cerveau a désormais libéré des endorphines.

J'ignore ce qu'il se passe à l'intérieur, mais une chose est sure … Ce n'est pas seulement mon corps qui s'agite, mon âme est inexplicablement impactée.

Je me surprends alors à faire quelque chose qui ne s'était jamais produit jusque-là …

J'arbore le sourire le plus naturel qui soit.