Fyctia

La sonnerie de mon téléphone me réveille de bonne heure avec la mélodie de Für Elise de Beethoven. À peine conscient, je cherche mon téléphone de ma main mais ne le trouve pas. Un peu excédé, je parle intérieurement à l’appareil comme il m’arrive si souvent de le faire.

« Non mais tu vas t’arrêter fichue sonnerie ! »

Voilà que la douce musique s’interrompt et laisse place au silence. Je sais que le téléphone de ma femme sonnera dans quelques minutes, mais pour le moment, tout ce qui compte c’est de retrouver le mien qui n’est étonnamment pas à son endroit habituel sur la tête de lit. Je ressens alors une étrange sensation dans ma tête, un genre de signal que mon cerveau interprète comme une commande à ma main de se glisser dans la poche de mon pantalon.

À peine conscient de mon geste, je retire l’appareil et le porte devant mes yeux qui restent pourtant aveugles aux informations affichées sur l’écran lumineux. En effet, je viens de réaliser plusieurs choses qui me laissent tétanisé par l’inquiétude : d’abord, je porte toujours mes vêtements de la veille ; ensuite, je sens cette douleur lancinante derrière mon oreille qui me rappelle les événements de la veille ; finalement, ma femme ne se trouve pas dans le lit près de moi...

Nerveux, je saute du lit et me précipite dans la salle d’eau où je me plante devant le miroir. C’est bien mon reflet et rien ne semble avoir changé. Du moins, pas visiblement en tout cas. Je profite du moment pour entrer dans la douche et rafraîchir mon corps enfin libéré de ma tenue de la veille. Comment ai-je bien pu me coucher sans même me changer ?

Cette question réveille soudainement mon esprit jusqu’alors soumis aux embruns du sommeil. Qu’est-ce que j’ai fait de ma journée hier ?

Je me rappelle très bien la visite impromptue de l’étrange immeuble, l’ascenseur, les corps inertes, puis... la seringue intradermique ! Un passage de mes doigts derrière mon oreille confirme la présence d’une petite bosse et la douleur lancinante me rappelle la vive piqûre ressentie la veille.

Par contre, ensuite, plus rien. Affolé, je termine ma douche en vitesse et me précipite dans la chambre pour m’habiller. Je dois absolument parler avec ma femme pour m’assurer que tout va bien et que mon absence n’a pas eu de conséquences néfastes sur notre famille ! Aussitôt suis-je vêtu qu’une étrange sensation occupe mon esprit à nouveau, me forçant à saisir un objet dans ma poche. Une de mes oreillettes !?

Bien malgré moi, je glisse l’objet à mon oreille. Je suis à peine surpris d’entendre presque immédiatement la voix qui m’est déjà trop familière.

« Activation complétée. Prise en charge des liens physiques en progression. »

Je ne sais pas si cette voix se veut rassurante, mais rien dans ces quelques mots ne calme mes nerfs qui menacent de me lâcher à tout moment à présent. De quelle activation s’agit-il ? Et à quels liens physiques fait-elle référence ?

Ce qui est certain, c’est qu’il me manque près de vingt heures de ma vie et je compte bien savoir à quoi j’ai passé ces heures... D’ailleurs, je viens d’entendre du bruit dans la cuisine et si quelqu’un doit pouvoir m’aider, c’est bien la personne avec qui j’ai passé les quinze dernières années de ma vie !

Dès que je mets le pied dans la pièce, je remarque avec soulagement le visage illuminé de mon épouse qui me fixe néanmoins avec une certaine inquiétude dans le regard.

— Tu ne risques pas d’être en retard ? me lance-t-elle tout bonnement.

— Quoi ?

— Ton vol n’est pas à neuf heures ce matin ?

Perdu dans une incompréhension des plus totales, je sens une fois de plus cette sensation dans ma tête tout juste avant que la voix reprenne dans mon oreille.

« Le transport arrivera dans dix minutes »

Franchement effrayé par toute cette histoire, je fais l’impossible en ce moment pour ne pas affiché ma peur sur mon visage. Déjà, mes deux filles me regardent avec un air dubitatif qui s’ajoute à leur peine de savoir que je devrai quitter ce matin pour un voyage d’affaires... Pour elles, je dois absolument jouer le jeu.

— Tu as raison, mais tout est déjà organisé. J’avais juste besoin de me reposer un peu après ma journée folle d’hier...

— C’est certain que ce n’est pas tous les jours que l’on reçoit une telle promotion... Je suis certaine que le voyage va bien se passer et que tu nous reviendras avec de bonnes nouvelles !

— Évidemment ! Je suis désolé pour cet imprévu de dernière minute...

— Ça va. Disons que le nombre de zéros sur le chèque compensera assez bien les inconvénients.

— C’est sûr que vu ainsi...

Bien que je sois sur le bord de la perte de conscience tellement mon esprit est perdu en ce moment, je profite des quelques minutes qui me restent pour serrer très fort ma femme et mes filles dans mes bras. À peine surpris, je remarque ma petite valise déjà prête près de la porte alors que je me prépare à sortir de chez moi, le cœur lourd de tout ce mystère qui plane sur moi et qui me force à abandonner ma famille dans je ne sais trop quelles conditions.

Un chèque avec bien des zéros ?

Un voyage ?

Une amnésie d’une vingtaine d’heures ?

Rien de rassurant n’est-ce pas ?

Et que dire de l’immense limousine noire qui vient de s’arrêter devant chez moi et de son chauffeur qui m’ouvre la porte et qui m’invite à monter alors que je suis figé de stupeur.

Derrière moi, ma femme et mes filles sont tout aussi figées que moi et m’observent de leur regard ahuri.

Ne voulant surtout pas les inquiéter, je m’efforce à reprendre le contrôle de mes membres et embarque finalement dans le véhicule. Heureusement, je me retrouve seul à l’intérieur. Je n’aurai donc pas à interagir avec d’autres personnes pour le moment. Je ne sais pas pourquoi, mais la première chose qui me vient à l’esprit pour me calmer est d’aller consulter mes sites d’auteur alors que la voiture se met en marche. Quelle n’est pas ma surprise de constater plus de deux cents commentaires sur chacun des sites. Y allant d’une revue rapide, je constate que la plupart des notifications concernent les six histoires que j’étais en train de travailler. Je ne vois pas comment c’est possible, mais il semblerait qu’elles soient toutes terminées et qu’elles plaisent vraiment beaucoup à mes abonnés...

Confus, je remarque que j’ai même répondu à plusieurs commentaires. Ce qui est encore plus inquiétant, c’est que l’heure de mes réponses date d’un moment où j’étais endormi, la dernière étant exactement une minute avant mon réveil... Vraiment étourdi par tous les constats des dernières minutes, je sens une fois de plus la noirceur envahir mon esprit.

Malgré cette sensation de perte de conscience, je sens nettement la chaleur derrière mon oreille alors que ma tête est envahie d’une multitude d’images et de sons. En fait, j’ai l’impression d’assister à un film que l’on me passerait en accéléré. Le film a une durée d’une vingtaine d’heures qui défilent pourtant en moins de quinze minutes, soit le temps de me rendre à l’aéroport...

Un film dont je suis le héros.