Fyctia
Jumelés (#2 saut à ski)
Quand je passe devant ce trophée, je ressens toujours un pincement au cœur que je préfère cacher.
C’est le premier que j’ai gagné avec mon frère.
Je ne m’explique pas cette sensation. Tout ici me rappelle mon frère, il n’y a pas que cette coupe. Je me suis habitué à son absence, aussi douloureuse soit elle, alors pourquoi certaines choses persistent à raviver le mal ? C’est loin d’être la seule dorure clinquante qu’on ait remporté ensemble. Peut-être parce que c’est le plus ancien ? Que ça renvoie à notre enfance ?
Hum, mouais. Je ne suis pas convaincu. Rien que dans la pâture derrière la maison, je nous revoie chaque jour, hauts comme trois pommes, ou plutôt deux et demi, courir jusqu’à l’épuisement, et jouer, littéralement, à saute-mouton. Je peux me balader dans les bruyères sans que l’amertume ne me vienne, alors pourquoi ce troph…
— Bouge de là, Pit. J’ai des cartons à finir.
Jessy me donne une claque sur les fesses, pour bien me faire comprendre que je ne dois pas trainer dans ses pattes.
Je grogne, plus par principe que pour exprimer un réel mécontentement, ça me fait une bonne excuse pour m’avachir sur le lit.
Depuis mon poste d’observation, je la regarde mettre notre jeunesse dans des boîtes.
C'est peut-être mieux ainsi, même si je reste pessimiste. Avec mon frère, on a parcouru les quatre coins du monde pendant dix ans. Je risque de ne voir que le vide à mes côtés dans ce nouveau voyage.
Jessy râle encore : son carton est trop petit pour contenir toutes nos récompenses. Je l'aime, ma grincheuse.
Si elle n’avait pas été là, j’aurais sans doute rejoint mon frère. Jessy est la seule à comprendre ce que je ressens. Elle aussi, elle a perdu sa sœur jumelle. Pas dans les mêmes conditions, certes, mais ça n’empêche pas l’empathie. Elle sait ce qu’est l’absence.
Ça va bientôt faire trois ans qu’il n’est plus là, pourtant je lis toujours cette même inquiétude dans son regard bleu vif. Elle se demande si je vais bien. Elle se demande ce qu’elle peut faire pour que j’aille mieux. Elle se demande si elle n’est pas en partie responsable de sa disparition.
Comme pour le trophée, je ne laisse rien transparaître, parce que je ne veux pas qu’elle culpabilise. Elle est beaucoup trop nulle en culpabilité, elle ne s’excuse jamais, même quand elle s’en veut à mort.
Elle n’y est pour rien. Personne n’y est pour rien, mais on s’en veut tous. Je suppose que c’est toujours comme ça quand quelqu’un… disparaît.
— Fait chier !
Elle renonce enfin à faire entrer ce foutu trophée dans son carton qui dégueule et le repose sur le bureau.
Son caractère impétueux me rappelle tellement mon frère. Il était mieux assorti que moi avec elle. C’était un battant. Il adorait la compétition, comme elle, il ne vivait que pour ça.
Je ne vais pas prétendre que je ne cherche pas à gagner moi aussi, ou que je n’aime pas gagner, j’aime gagner. J’aime me battre. J’aime sentir l’adrénaline couler dans mes veines. J’aime sentir l’électricité parcourir mon corps. J’aime sentir cette puissance démentielle contenue dans chacun des atomes qui compose mes muscles, mais je ne suis qu’un petit kiki à côté de mon frère.
Lui, il ne savait pas s’arrêter. Ce n’est pas qu’il ne savait pas contrôler sa force, c’est plutôt qu’il ne voulait pas la contrôler. Il avait cette fougue que d’autres auraient appelé folie. J’avoue : j’ai fait partie de ces autres, par moment. Je savais que ça lui attirerait des problèmes, que ça nous attirerait des problèmes. Ça nous en a attiré, d’ailleurs. Pour autant, je ne pensais pas que ça se terminerait de cette façon.
J’ai eu si souvent peur qu’il se blesse au combat, qu’il lance une attaque de trop, qu’il dépasse ses propres limites, qu’il décharge toute son énergie au point de mourir d’épuisement… Finalement, c’est une simple affaire de libido qui l’aura conduit à sa perte.
Ah, quand on parle de mâle en rut, en voilà un autre.
— Jess, t’as besoin d’aide ?
— C’est sympa de proposer une fois que j’ai terminé !
— Arrête de râler mon p’tit dragon…
Je suis admiratif de sa capacité à l’amadouer. Il lui suffit de l’attraper par les hanches, d’effleurer son cou du bout de ses babines et ça y est, elle range les crocs. Leur shoot de phéromones embaume la pièce. Ah, les humains !
J’envie leur capacité à aller de l’avant. J’essaye aussi : j’ai ma régulière, sa jolie frimousse toujours guillerette me fait du bien. Le fait qu’elle ne soit pas de la même espèce que moi et mon frère évite que je rumine trop.
— On va encore dormir dans les poils ce soir.
— C’est notre dernière nuit ici de toute façon. Demain, on aura des draps propres.
— Jusqu’à ce que Pit se roule dedans.
Tant pis pour toi mon gars, tu peux toujours te brosser pour que je dorme sur le tapis !
Je préfère ne pas trop changer mes habitudes. Le soir, je pense souvent à mon frère. On se tenait chaud l’hiver, lovés l’un contre l’autre au pied du lit. L’odeur de Jessy m’apaise, et puisque mon frère n’est plus là pour chatouiller les pieds de ce grand couillon la nuit, je m’en charge volontiers à sa place.
— Tiens, fais ton homme fort et viril.
— Oui ma chér… Ourf ! T’as mis des briques là-dedans ?
— C’est le poids de la victoire.
— Rassure-moi, c’est le dernier ?
— Avant-dernier.
Ouais, avant-dernier.
Plus un seul cadre photo ne traine. C’est la sœur de Jessy qui les a enlevés. Mon frère était sur la plupart d’entre elles.
La commode est vidée de ses vêtements. Les livres sur l’étagère sont ceux de Jane. Les jouets de gosse, personne n’en fera plus rien. Il ne reste plus grand-chose à embarquer, juste quelques babioles, du genre de cette vieille coupe ailée.
Une fois le déménagement terminé, est-ce que ce trophée me fera toujours cet effet ?
J’ai un besoin urgent de soulager ma vessie.
La flemme de faire le grand tour, je vais passer par la fenêtre entrouverte, tant pis.
En deux bonds, je me retrouve sur le bureau, prêt à enjamber l’allège.
Ça y est, je comprends.
De tous nos trophées, c’est le seul à miroiter au point que je puisse voir distinctement mon reflet dedans. Sur la tôle aplatie et argentée, les couleurs sont préservées. Je distingue les moindres variations de blond dans le pelage de mon museau… Et toutes les nuances dans mes iris vairons.
Œil droit marron et œil gauche vert, ça, c’est moi. Mon frère, c’était l’inverse.
L’inverse…
Mon reflet n’a jamais été mon reflet. C'est lui que je vois, depuis l'aube de notre vie.
Mon frère a disparu, c’est comme ça que les humains en parlent, quand ils en parlent. C’est vrai, il a disparu. On a perdu sa trace au bord d’une falaise. Il poursuivait le fauve qui a éventré sa femelle.
Personne n’ose le dire plus frontalement, mais moi je sais. Je sais qu’il est mort. Je le sens.
Mon frère a disparu, et pourtant il est encore là, devant moi.
Quand je passe devant ce trophée, je ressens toujours un pincement au cœur que je préfère cacher, parce que je ne veux pas qu’il me voit souffrir.
Parce que je ne veux pas qu’il me voit pleurer pour son mirage.
Chu, tu me manques.
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Vanessa Covos
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Leo Degal
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Tracy Blue
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