Fyctia

À chaque fois, c’est pareil. Aujourd’hui encore, je suis à la traîne. Al, mon meilleur pote qui se trouve aussi être mon coloc et mon associé perd patience.

— Qu’est-ce que tu fous vieux ? me stresse-t-il. Nous allons passer pour des amateurs, si même pour notre propre show, nous arrivons en retard.

— Je suis prêt, le rassuré-je. Va faire chauffer le moteur, je prends mon café, mes affaires et je te rejoins.

— Pire qu’une gonzesse, me raille-t-il avant de s’éloigner.

Nous avons fait le pari fou de monter notre propre comédie musicale. Après plusieurs mois de création et de préparation, nous sommes enfin prêt à débuter les auditions.

Ce projet nous tient à cœur, nous l’avons monté tous les deux en partenariat avec mon ancienne école, en utilisant majoritairement la danse contemporaine. Ce style n’est pas beaucoup exploité dans ce cadre-là, mais l’intérêt croissant des danseurs pour cette discipline nous conforte dans notre choix.

La preuve en est que le nombre de participants à l’audition d’aujourd’hui est proche des deux cents. Nous avons dû organiser une deuxième date afin de voir tout le monde.

Les profils que nous recherchons sont bien définis, et nous avons une idée très précise des personnes avec qui nous voulons nous associer. J’espère que nous ne sommes pas trop exigeants et que chaque rôle trouvera son interprète.

Bon cette fois-ci, il faut vraiment que je me dépêche, Al va péter un câble sinon !

Je monte dans la voiture, tenant fermement mon café transvasé dans un gobelet en carton pour ne pas perdre encore plus de temps ni me brûler les lèvres. L’odeur emplit l’habitacle et fait redescendre le stress accumulé ces dernières semaines en vue de cette journée folle qui nous attend. La première d’une longue série.

Une demi-heure plus tard, nous sommes au théâtre.

Ce bâtiment est en pierre, avec ses colonnes sculptées révélant une massive porte en fer travaillé. Derrière se trouve un hall gigantesque où trône un énorme escalier en marbre noir, entouré de deux plus petits sur les côtés. Le plafond magnifiquement orné de peintures et de moulures me subjugue à chaque fois que j’arrive dans ce lieu. Lorsque nous rejoignons la salle des auditions, il flotte dans l’air cette odeur de poudre, la magnésie indispensable aux danseurs pour ne pas avoir les mains qui transpirent et glissent lors des portés ou autres acrobaties. Cette effluve me replonge immédiatement dans mes entraînements et encore plus loin, dans mes années à l’école de danse. Mon instant de nostalgie s’efface aussi vite qu’il est apparu.

Nous sommes confortablement assis sur des sièges capitonnés devant l'immense scène du théâtre. Devant les membres du jury dont nous faisons parti, une table est installée avec de l’eau et l’espace suffisant pour y mettre de quoi écrire.

On entend des voix, quelqu’un qui donne l’ordre de patienter, ça y est ! De l’autre côté de la porte, les filles sont prêtes. C’est l’heure de faire entrer le premier groupe.

Au bout de quatre heures, je suis lessivé. On a observé beaucoup de jolies danseuses, chacune avec ses points forts : agilité, souplesse, vivacité et grâce, mais aussi à l’inverse, certains cas nous font nous poser la question : sont-elles professionnelles ou non ?

Enfin la dernière fournée ! Je me demande pourquoi on voit autant de candidats en une journée. Je commence à avoir la tête qui tourne et j’ai un besoin urgent de me dégourdir les jambes, même si une pause nous a été accordée après le deuxième groupe. Je décide donc de me lever et d’aller m’appuyer sur les strapontins du rang derrière nous. Al me jette un regard interrogateur, mais ne dit rien. Je ne prête pas immédiatement attention aux filles qui montent sur scène.

Aujourd’hui, je me suis aperçu d’une erreur de débutant que je ne reproduirai pas : les tenues étaient toutes différentes, car nous n’avions pas pensé à en imposer une. Il est difficile de juger une danseuse si elle est cachée sous des accoutrements affriolants qui nous déconcentrent. Nous avons vu de tout. Il y a eu celles en justaucorps moulant avec décolleté plongeant, là j’imagine même que certaines ont joué là-dessus pour que nos regards restent fixés sur elles, mais de mon côté, cela a plutôt eu l’effet inverse. Et aussi celles habillées dans des vêtements dix fois trop grands qui démontrent qu’elles ne s’assument pas.

Dommage !

Tout le monde est en place, la musique démarre et les corps sur scène ondulent dans un mouvement presque unique. Les candidates formant ce « presque » sont aussitôt remerciées dès qu'elles sont repérées. Nous n’avons pas le temps de nous en encombrer de filles incapables d'exécuter une chorégraphie parfaite pour les auditions. Si elles ne donnent pas le meilleur aujourd'hui, nous n’en voulons pas pour la suite. Je ne dis rien pendant cette étape, j’ai vu tellement de gens depuis ce matin que je ne suis pas sûr d’être encore efficace. Il faut que je me concentre, ses filles méritent la même attention que toutes celles avant elles.

Je glisse mes mains derrière ma nuque et m’étire pour m’aider à reprendre le fil de ce qu’il se passe.

La scène se clairsème au fil des sorties des candidates. Je suis toujours épaté d’observer la réaction de certaines personnes au moment de nous quitter : elles se mettent à sangloter ! Même si je comprends qu’il est difficile de se faire refouler à une audition, mais de là à nous verser des larmes de crocodile, j’ai des doutes sur la sincérité de ses jeunes femmes. Personnellement, ça ne m’émeut pas le moins du monde. De plus, je vois mal comment j’arriverais à travailler avec des gens qui pleurnichent à la moindre critique. Enfin bref… si elles le font, c’est que ça doit fonctionner certaines fois, mais nous octroyons jamais un rôle par pitié.

La chanson touche à sa fin, et parmi les cinquante danseuses présentes au départ, il n’en reste que cinq.

Et c’est à ce moment-là que je la reconnaîs, présente parmi les dernières filles en lice, comme le signe que j’ai trouvé la perle pour le rôle principal.