Fyctia
Chapitre 1: L'Enfer
Nous étions en plein milieu de l’Enfer.
Cela faisait des semaines que le feu s’acharnait à détruire chaque parcelle de notre terre. Des semaines que les gars et moi nous efforcions de le faire reculer… De faire reculer la nuit brumeuse et incandescente qu’il avait engendré.
J’avais perdu la notion du temps : jour et nuit se confondaient, ou plutôt cette satanée nuit avait avalé le jour et régurgitait par de violents soubresauts sa chaleur et sa lumière en différents endroits entre les branches de nos forêts.
J’étais exténuée. Putain d’été 2023 et putain de réchauffement climatique.
Quand je pouvais rentrer chez moi, chez moi à la caserne car ailleurs personne ne m’attendait, quand on venait me relayer, mon sommeil s’échappait de moi en fuyant d’interminables quintes de toux noires et pleines de crasses.
Mes yeux, encore, me piquaient. J’allais me doucher. Les deux doigts qui relâchaient mes paupières le faisaient en me laissant dans un flou qui quelques secondes embrasait l’immense feuille d’érable qui ornait le pan d’un des murs du vestiaire femme.
J’étais seule.
L’eau encore glacée coulait sur ma nuque. J’avais l’impression d’avoir été tirée de la forge pour instantanément être plongée dans un bain froid. J’étais faite d’acier.
L’eau chaude remontait les tuyaux de cuivre qu’elle frappait par endroit. Bientôt la température de ma nuque changea. Je voyais mes cheveux foncés par cette douche pendre de part et d’autre de mon cou et me disais qu’un jour je devrais me décider à me coiffer comme une vraie fille. J’avais trente ans passés putain.
L’eau était maintenant trop chaude. Je sortais de cette douche collective qui ne connaissait que moi. Emmitouflée dans un drap de bain trop rêche, je m’asseyais sur les lattes du banc de bois qui trônait au milieu de la pièce et regardais cette autre fumée, blanche et légère qui s’envolait de l’épiderme de mon bras pour très rapidement se fondre dans les airs.
Soudain la porte bascula :
- Nathalie ? Puis suivi d’un rapide “Ah” de soulagement : Tu es ici.
- Je sais bien que je suis la seule femme dans ces vestiaires, mais tu pourrais tout de même frapper Georges.
- Mouais, me répondit mon collègue sans trop accorder d’importance à ma remarque. Il faut qu’on y retourne : le camion de l’unité A est tombé en panne.
Georges conclut sa phrase en faisant parler son regard : “Magne-toi”. Puis la porte se ferma, me laissant à nouveau seule face à ce drapeau qui flambait.
Quelques instants après j’étais assise, sèche vêtue et équipée, dans l’habitacle de notre camion entre Georges au volant et Salim sur ma droite.
Georges et moi nous connaissions bien : tous deux avions respectivement de lointaines origines françaises qu’il se plaisait, pour sa part, à mettre en exergue en insistant sur le “s” final mais inutile de son prénom ou en se frisotant quasi-continuellement la moustache, ce qui avait le don de m'exaspérer un peu. Nous nous fréquentions donc depuis longtemps, bien avant même que je ne sois pompier, sans qu’il n’y eut jamais de relation sexuelle ou sentimentale entre nous. Nous nous apprécions, c'était tout.
En revanche, je savais beaucoup moins de choses sur Salim. Il était d’origine indienne et était arrivé dans notre division peu de temps avant que la nature ne nous déclare la guerre. Il se montrait d’un naturel discret et peu sûr de lui : je crois que ces incessants incendies avaient dû ébranler sa jeune foi en le métier de sapeur.
Nous étions donc en route pour retrouver le brasier. Notre fourgon chauffait sa gomme sur le bitume déjà brûlant qu’il remontait en perçant telle une flèche rouge la fumée noire qui bientôt l’englobait. Je ne saurais dire si notre course était encore accompagnée d’une sirène stridente tellement mes tympans s’étaient machinalement empressés de replonger dans le crépitement des flammes qui nous attendaient.
Après ces quelques minutes de glissement, notre point d’impact était en vue. La fumée ici plus grisâtre permettait à trois silhouettes noires, harnachées tout comme nous, de se découper dans un décor presque inexistant. Devant nous, deux grands bras autoritaires s’agitaient :
- Bordel c’est pas trop tôt ! Qu’est-ce que vous foutiez ?
Aucun de Georges, Salim ou moi ne répondîmes à ce connard de Ted en descendant.
- Si c’était pour arriver à la bourre t’aurais au moins pu te maquiller Nat !
Un connard je vous disais.
- Allez, déroulez !
- C’est mon camion Ted, mon unité. Maintenant qu’on est là, laisse-nous faire.
Le calme avec lequel le doigté de Georges entortillait sa moustache face à ce gros con dénotait par rapport à la fureur sur le point de nous envahir.
- Ton unité ?
Son regard raciste et misogyne se posa lourdement sur Salim et moi, affairés que nous étions à tirer déjà lance et tuyau du fourgon.
- Rendez-vous en enfer Gover.
Son invitation fut ponctuée par un molard lâché sur la braise entre les pieds de notre capitaine.
- Je t’y paierai une bière. Maintenant rentre faire réparer ton amorce.
Ted et son regard mauvais disparurent derrière la calandre d’acier tandis que l’un de ses deux coéquipiers demanda au capitaine Gover, Georges, s’il avait besoin d’eux.
- Non, vous ne servirez à rien ici. Rentrez avec Ted et tâchez de vous reposer.
Le fourgon des collègues et de Ted fit demi-tour en direction de la ville. Je considérai Georges, triomphant comme à son habitude de la bêtise humaine avec cette humilité toute personnelle et cette sorte de bienveillance, qui, tout en se fourrant les gants sur les doigts, nous rejoignit Salim et moi :
- Les gars nous auraient gêné plus qu’autre chose. Au pire, d'autres équipes sont disséminées un peu partout autour de nous, ajouta-t-il en saisissant si besoin était son talkie-walkie de la main droite.
Nous n’étions pas seuls au milieu de ce carnage, de ces bois hurlants, d’autres soldats combattaient le feu qu’annonçait cet épais brouillard, et pourtant, en relevant les yeux et ceux de mes compagnons, nous nous sentions comme les derniers remparts fébriles de notre terre natale.
- On y va, lança alors le chef. Salim, à l’amorce. Je pars à l’avant. Nat en soutiens.
Quand je n’étais pas reléguée plus encore en arrière, j’étais toujours au mieux au second plan. Et lui toujours ce héros. Il ne perdit pas de temps pour s’enfoncer, lance à la main, dans les tréfonds de la forêt en proie aux flammes. Je le suivais, invariablement, la gaine de toile gavée d’eau sur l’épaule.
Soudain une brusque secousse m’allégea : Georges venait d’ouvrir la buse qui crachait ce qu’elle pouvait sur le feu rugissant face à nous. Nous nous livrions à un combat inégal mais nous étions trop inconscients pour nous en rendre compte. Alors nous avancions, ou plutôt Georges avançait dans la flamboyante pénombre et je le suivais, au mépris comme on dit du danger. Salim que je ne voyais plus continuait de dévider. Sur nos flancs des arbres déjà calcinés, et au milieu d’eux des flammes en colère que l’on repoussait. Tout à coup, une ombre plus menaçante que les autres s’abattit entre nous.
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Raëlfar
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Raëlfar
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Agathe Pearl
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OréeSilencieuse
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Laurie Lecler
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Il y a 2 ans