Fyctia
Chapitre 2 : L'Exode
La forêt perdait de sa majesté et fléchissait devant l'adversité incandescente.
Un arbre, immense, nous croulait dessus. Son ombre dégringola la première entre Georges et moi et ne me laissa que l'espace d'un pas en arrière pour éviter l'écrasement. Mon corps, tout aussi harassé que mon esprit, eu cependant le réflexe de figer tous ses muscles pour parer à sa propre chute. Mes talons se plantèrent dans cette terre brûlée pour basculer en arrière mon centre de gravité tandis que mes doigts, ne sachant trop quoi faire, glissèrent sur le tuyau coulant de mon épaule pour le cramponner du mieux qu'ils purent. Au bout de ce fil, à quelques mètres de moi, Georges, de dos, ne pressentait pas le danger.
J'ouvris la bouche mais mon cri d'alerte fut étouffé par l'inattendu effondrement du roi de la forêt. Notre ligne de vie fut écrasée, peut-être tranchée nette. Je ne sais comment mais je campais sur mes jambes en coton lorsque je sentis, au bout de mes doigts, le corps de Georges projeté en arrière. Il avait disparu derrière le tronc de travers, gigantesque et calciné.
L'eau ne coulait pas, du moins il ne me semblait pas. J'étais dans un cauchemar et je ne me retournais pas. J'étais pétrifiée au milieu des flammes et je savais Salim bien trop loin de nous pour faire marche arrière.
Georges ! Je ne pouvais pas le laisser, là-bas, de l'autre côté. Je lâchais alors ce qui nous reliait pour me jeter par-dessus l'écorce qui nous avait fauché. Mes gants et mes bottes se frottèrent au bois qui se carbonisait. De l'autre côté de l'obstacle je découvris ce à quoi mon esprit s'attendait : mon capitaine, mon coéquipier, mon ami, inconscient, la tête enfermée dans son casque fracturé contre l'épais tronc.
Je descendis le rejoindre : "Georges !" Mais il ne pouvait m'entendre. Personne ne pouvait nous entendre. Un peu d'eau se répandait sous son corps. J'en mouillais l'une de mes mains dégantée pour lui ôter le sang qui lui tachait le visage puis lui en humectais la moustache. Il ne revenait pas à lui.
Le brasier tout autour de nous se déchaînait. Peut-être le fait d'être accroupie près de Georges me donnait l'impression de flammes encore plus grandes. J'avais choisi de me jeter dans cette gueule de feu et maintenant je ne pouvais plus reculer, je ne pouvais plus nous reculer au-delà de cet arbre calciné qui nous brûlait la nuque.
Je me sentais comme une pauvre bête prise au piège quand soudain, des flammes hurlantes devant moi, surgit l'imposante envergure de bois que je n'attendais pas suivie d'un trophée qui tirait toute une musculature hors de la fournaise : un puissant orignal s'extirpait de l'incendie qui faisait rage. Mais bien sûr ! Où fuyaient les animaux en proie aux flammes ? Mon esprit ne s'était jamais attardé sur cette question auparavant.
Je remarquai quelques oiseaux qui voletaient entre les branches plantées sur le crâne du cervidé et de petits mammifères, lapereaux ou souriceaux, qui lui couraient entre les pattes. Cet étrange comité était suivi, me semblait-il, de trois-quatre autres pourfendeurs des flammes comme le premier et quand celui-ci me dépassa, indifférent à mon état, je fus saisi par ce qui terminait sa marche : un lynx, deux loups et un ours avaient eux aussi traversé l'enfer et suivaient, jusqu'ici dociles, le chemin qu'empruntait le convoi animal.
J'étais encore plus prostrée. Je ne comprenais pas la scène qui sous mes yeux se déroulait : tous ces mammifères, en majorité, herbivores et carnassiers, qui ensemble se déplaçaient. Le discret félin qui de loin me frôlait paraissait encore plus méfiant que moi tandis que l'un des deux loups avait cet air hagard et inquiet de l'être qui ne sait où aller. Ses membres suivaient son comparse qui se donnait lui un air plus assuré, alors que son museau s'agitait en tous sens, reniflait et même jappait.
Enfin près de moi s'aventurait le dernier de la lignée, cet ours mal léché. Le regard qu'il posa sur moi était aussi brûlant que le feu qu'il fuyait. Je tressaillis. Il approcha sa truffe bouillante de moi, de mon visage que je tournais vers le convoi passé et dont les yeux se fermaient sur le loup le plus fier qui nous observait.
Je sentis les gouttes de sueur qui perlaient sur ma peau être comme irrésistiblement attirées par les narines de l'intimidant plantigrade. Relâchant alors un instant cette pression éthérée en donnant un léger élan à sa tête, mes paupières à demi-relevées virent ce dernier retrousser sa gueule autour d'immenses canines qu'il fit gronder de toutes ses forces sur mes tempes frémissantes. Je pensais périr par les flammes, j'allais disparaître sous les crocs et les griffes.
Soudain, derrière le loup en faction, sortant du rang serré des cervidés éloignés, je vis quelque chose que je n'aurais pas du voir et qui, à ce moment précis, allait me sauver la vie... Un homme, ou plutôt un singe, un gorille, mais plus grand... Sacrebleu ! Qu'est-ce qu'un gorille foutait dans cette forêt, cette forêt en train de cramer, au milieu d'un cortège d'autres animaux ?... C'était incompréhensible ! Cette vision de ce singe, non, de cet homme,... cet hominidé fonçant sur moi était tout bonnement irréelle...
Le loup s'écarta, laissant ainsi passer ces 6-7 pieds de haut dont le bras, poilu et démesurément long, vint écarter l'ours mauvais qui l'avait vu arriver. Sa main, grande comme deux fois la mienne, saisit puissamment le traînard à l'encolure pour lui faire entendre raison.
L'homme-bête fronça un très court instant son regard intense et presque humain sur moi.
Le méchant de l'histoire freinait de ses pattes ce revirement dans la cendre puis se résolut à suivre le chef de fil réintégrant son attelage qui l'avait jusqu'alors si bien dissimulé.
Tout ce petit monde, étrangement accordé, se remit en marche vers certainement la seule issue possible que leur indiquait leur chimérique capitaine. Le mien, dont j'avais gardé la tête au creux d'une de mes mains, revint à cet instant quelque peu à lui. Ses paupières restaient collées mais ses faibles gémissements furent bientôt couverts par les cris d'autres hommes : des collègues, d'une autre unité, certainement alertés par Salim avaient remonté notre piste jusqu'au tuyau empêché par le tronc. Je sentis alors passer au-dessus de ce mur de bois quelques gouttes d'eau qui vinrent frapper mon front. Je respirais. Les gars allaient nous retrouver.
- On est là ! lançais-je. On est là ! plus soulagée.
Je les entendais grimper, chevaucher l'arbre mourant. Je regardais une dernière fois autour de moi : le feu semblait rester sur ses positions. Il se contenait, il observait, patientait. Était-ce l'apparition de cet homme improbable qui l'avait déstabilisé, qui avait entravé sa marche ? S'interrogeait-il tout comme moi sur ce qu'était, sur qui était ce grand singe ?
Nous étions sauvés. Nos amis soldats arrosaient. Ils n'allaient pas tarder à nous ramener. La conscience de Georges se démenait tandis que la mienne se frayait un chemin jusqu'à la réponse que j'attendais.
1 commentaire
Eva Boh
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Il y a 2 ans