MarionH Désert affectif Souvenirs (1/2)

Souvenirs (1/2)

— Non papa, je ne vous rejoindrai pas.


Au bout du combiné, j’entends le grommellement caractéristique de mon père, grognon à ses heures perdues, surtout quand moi, sa fille unique et chérie, décide de lui tenir tête. Un bruit de grésillement résonne, tandis qu’il passe le téléphone à ma mère. Celle-ci rit en s’adressant à moi :


— Tu oses encore lui dire non ? Tu verrais sa tête.


Je rejoins son rire clair et réconfortant. Maman m’a toujours comprise et défend ma cause devant mon paternel. Mes parents ont déménagé près du littoral lorsque j’avais vingt ans. À cause de problèmes de santé, maman ne pouvait plus travailler à l’épicerie. Papa et maman, tous deux proches de la retraite et financièrement à l’abri du besoin suite à un héritage, ont décidé de partir au bord de la mer. Ils désiraient profiter d’un repos bien mérité après une vie dévolue à leur travail. À ce moment, papa pensait dur comme fer que je les suivrais. Mais leur rêve n’était pas le mien. Aussi, je décidais de rester à Baradoux pour m’occuper seule de l’épicerie familiale. Depuis ces cinq dernières années, régulièrement, j’ai droit à la même proposition de mon cher papa. Parfois subtilement, d’autres fois plus frontalement. Ma réponse, malheureusement pour lui, ne diffère pas. Maman me rassure, ses douleurs la laissant tranquille en ce moment, avant de me féliciter :


— Même si papa insiste pour que tu viennes près de nous, sache qu’il est vraiment fier de toi. Et moi aussi.


Son compliment ne s’arrête pas là. De toute sa tendresse, ma mère souligne l’ensemble des efforts que je fournis :


— Tu es si courageuse. Assumer la boutique et ce mandat de maire. Quelle motivation !


Je lui rappelle que la ténacité est affaire de famille :


— J’ai eu de bons exemples. Vous m’avez élevée ainsi.


Comme dit l’expression, je dois rendre à César ce qui lui revient. Je remercie maman et l’amour qui déborde dans ses paroles avant de la laisser. Je veux profiter de la soirée pour souffler un peu. Même si je vis seule et que je suis célibataire, les instants qui m’appartiennent vraiment demeurent rares. Dans la routine quotidienne de l’épicerie, je vois à longueur de journée un défilé d’habitants, aussi bien en quête de nourriture que de lien social. Discuter représente presque la moitié de mon travail. L’épicerie est devenue un point d’échange incontournable, au même titre que la brasserie. Dans notre village excentré, les commerces incarnent des lieux de rassemblements, de rencontres et de partages indispensables pour certains, surtout les plus âgés dont les interactions sociales sont limitées. Mères ou pères au foyer, retraités, y compris nos agriculteurs ou artisans aiment retrouver l’animation de nos boutiques.


Une fois le téléphone raccroché, je me dirige vers mon armoire et en sors une grande boîte métallique. Avec ma lourde charge, je migre vers le jardin, contigu à la maison. Celle-ci, en pierre calcaire de la région se divise en deux parties. Si l’épicerie donne sur la rue, le côté habitation s’ouvre sur l’arrière de la propriété. Un jardin assez vaste me permet de profiter de la chaleur saisonnière. Je m’assois sur le banc situé à l’ombre du magnolia. Je ferme les yeux pendant quelques instants et respire profondément, humant les quelques odeurs qui saturent l’air en cette fin d’après-midi. Des fragrances de muguet, d’autres plus boisées. Des parfums légers, virevoltant dans la douce brise du crépuscule. Le printemps entraîne avec lui la floraison de nombreuses variétés de plantes. D’ici quelques jours, le printemps, dans une explosion de couleurs, ajoutera une touche plus vivante à ce tapis d’herbe monochrome. J’apprécie ces quelques minutes où seul le silence m’accompagne. J’ai le sentiment que rien ne peut m’atteindre. Une sensation d’éternité figée, où l’horloge temporelle suspend son oscillation permanente. Bien que provisoire, cette sensation me recadre, m’apaise.


Dans ma course quotidienne, quand gérer l’épicerie, la maison et le mandat se veut chronophage, je me reconnecte à l’essentiel. J’aime l’énergie qui se dégage de la terre qui m’entoure. Je reste convaincue de la ressource inépuisable dont regorge la nature, et pour cela, je ne m’interdis jamais ce genre de gavage d’endorphines. Si d’autres se droguent en substances illicites, moi je ne me lasse pas de ce médicament entièrement « vert ». Je m’intéresse enfin à ma boîte et l’ouvre délicatement. Dedans, des centaines de photos s’éparpillent, témoignages indélébiles de notre mémoire. J’y revois mes grands-parents paternels, décédés depuis, en majorité en noir et blanc. Ce sont eux, mes aïeux, qui ont construit l’épicerie à l’époque. Mamie et maman la tenaient conjointement, pendant que les hommes travaillaient dans la ferme Dubois, une des plus grandes exploitations du département. Je ne peux m’empêcher de sourire en reconnaissant certaines scènes où l’on voit une gamine crapahuter entre mes grands-parents. Cette petite fille aux yeux sombres n’est autre que moi. Toujours collée aux basques des membres de ma famille, à jouer à faire l’adulte parmi eux. Presque tous mes souvenirs d’enfance convergent vers leur fameux commerce. En dehors de l’école, j’ai vécu à tournoyer entre les étalages de fruits et légumes et les clients. D’ailleurs, ces derniers me connaissent comme la fille de l’épicerie, indissociable des murs.


J’ai toujours aimé l’ambiance qui règne ici, avec cette sensation de vivre dans un tourbillon effervescent, dans une danse qui m’entraîne toujours plus loin. Ainsi, je me sens comme le maillon d’une chaîne infinie, à la fois dépendante et en même temps porteuse. À l’équilibre. Parce que j’ai grandi au cœur de cette harmonie, en mesure avec les habitants qui ont évolué eux aussi. Voilà pourquoi je suis tant attachée à cette épicerie. Elle représente mes racines, le berceau de mon histoire. Souvent, certains administrés s’étonnent de cet attachement si développé à mes terres et mes origines. Comme si ma jeunesse ne pouvait être compatible avec l’amour du terroir et de notre patrimoine. Quand d’autres rêvent de villes et de loisirs immédiats, d’instantané et d’ivresse, je me complais à chérir la patience et la solidarité que l’isolement du village impose à ses habitants. Peut-être est-ce une excuse ? Ou peut-être ai-je tout simplement besoin, pour évoluer, de me sentir pousser dans un élément qui me rassure.


Une sorte d’engrais qui me porte jusqu’à la version améliorée de moi-même.


Pour devenir aussi courageuse que ceux qui m’ont précédée, pour apporter la même lumière que d’autres m’ont donnée.


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41 commentaires

Mary Lev

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Il y a 5 mois

J’aime beaucoup ce chapitre, les descriptions, l’attachement de Julie à sa terre et ses racines, c’est très beau et ça me parle. Bravo !

MarionH

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Il y a 5 mois

Tant mieux ! C etait important pour moi de montrer l attachement de Julie à ses terres

Gottesmann Pascal

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Il y a 9 mois

Magnifique chapitre qui montre tellement bien l'attachement qu'a Julie pour l'épicerie et le village en général. Elle est tellement utile à Badaroux qu'elle a eu cent fois raison de ne pas partir.

MarionH

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Il y a 9 mois

Ouiiii! Ce chap était important pour moi aussi ^^

Aneso29

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Il y a 9 mois

intéressant d'en apprendre plus sur elle est sa famille :)

MarionH

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Il y a 9 mois

Oui, c'est important de connaître ses motivations ^^

Mila Rose

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Il y a 9 mois

J'adore cette première partie de chapitre où tu nous emmènes avec Julie sur ce banc. On arrive à ressentir les émotions que Julie ressens

MarionH

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Il y a 9 mois

Mercii ! J aime retranscrire cela @

clecle

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Il y a 9 mois

On ressent parfaitement son attachement au village, ainsi qu'à son épicerie. Et comment cela s'inscrit dans son histoire personnelle aussi.

MarionH

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Il y a 9 mois

Tout à fait, Julie est une passionnée!
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