MarionH Désert affectif Souvenirs (2/2)

Souvenirs (2/2)

Le papier photo glisse entre mes doigts, les images imprimées se succèdent, les souvenirs de mes grands-parents se bousculent, vifs et ardents. Leurs paroles à la tonalité chantante me reviennent. À leurs décès, j’avais peur d’oublier peu à peu la sororité de leur voix, de perdre ainsi une part d’eux. Je suis heureuse de constater que pour le moment, ma mémoire auditive fonctionne bien. Un peu plus loin dans ma recherche, je tombe sur une photographie où je reconnais les traits fins d’une femme aux cheveux auburn.


— Lisa ! m’exclamé-je.


Je me pince les lèvres, vérifiant mon intuition. Malgré les dizaines d’années qui séparent ce cliché et aujourd’hui, je peux assurer qu’il s’agit de la même femme. Lisa a une place particulière dans mon cœur. Je la considère comme quelqu’un de ma famille. Autrefois amie de mes grands-parents, Lisa vit désormais seule depuis la mort de Jacques, son mari. Cette grand-mère sans plus aucune famille présente ici ne cesse de me toucher. Petit phénomène, elle participe activement à la vie du village. Malgré son âge avancé, elle continue de proposer ses services de guide bénévole pour les touristes en mal d’explications. Férue d’histoire, Lisa se veut incollable sur la construction de Baradoux et surtout de son église, classée aux monuments historiques. À plus de quatre-vingt-dix ans, son dos voûté et son arthrose ne l’arrêtent pas. Bien que chaque année supplémentaire creuse un peu plus sa silhouette amaigrie et fatigue ses articulations, elle répond toujours présent quand des visites ont lieu lors des journées du patrimoine ou lors des fêtes locales.


Lisa, tout le monde la connaît. Elle est presque devenue aussi célèbre que l’église dont elle adore narrer les trépidantes aventures qui se sont déroulées durant la seconde guerre mondiale. En toute honnêteté, cette grand-mère possède une faculté de conteuse extraordinaire, émerveillant les enfants et subjuguant les adultes. Toutes les semaines sans exception, je passe lui rendre visite, m’assurant de sa bonne santé. Complices, nous partageons souvent un dîner ensemble. Au gré de nos retrouvailles, elle s’enquiert des informations croustillantes du village, puis m’emmène au cœur de ses souvenirs. Je voyage selon ses envies, selon ce que sa mémoire un brin capricieuse sélectionne. Je savoure ces instants hors du temps, et maudis les soi-disant bien-pensants qui la prennent pour une douce illuminée. Si beaucoup la respectent et reconnaissent sa valeur, certains se moquent du côté théâtral et légèrement excentrique qui transpire de sa personnalité. Ils ignorent qu’aucun trésor ne peut rivaliser avec la profonde richesse qui habite son âme. Je regarde l’heure et décide de l’appeler. J’attrape mon portable et compose son numéro.


— Allô ? décroche-t-elle aussitôt en me prenant de court.

— Tu es trop rapide, Lisa. Tu as ton téléphone vissé à l’oreille ou quoi ?


Elle éclate de rire, avant de s’enorgueillir :


— J’ai senti que tu m’appellerais. As-tu oublié que je peux lire l’avenir ?


Je secoue la tête en réfutant :


— Ce n’est pas parce que tu prédis la pluie que tu es voyante.


Elle claque de la langue, déçue de ne pas m’impressionner outre mesure. Cependant, je connais son secret. Depuis toutes ces années, elle a su décrypter dans chaque souffle du vent ou dans chaque nuage se faufilant entre les montagnes les signes du ciel. Par conséquent, elle peut largement concurrencer les présentateurs météo, sans se tromper.


— Allez, je reprends amusée, tu me feras Madame Irma la semaine prochaine. Je viens vendredi si ça te va ?

— Ça va être compliqué dans mon planning de ministre…


Cet argument veut dire oui.


— J’ai une photo pour toi. Je l’ai retrouvée dans les papiers de mamie.


Le son de sa voix quelque peu éraillée s’anime d’enthousiasme :


— Je suis avec Jacques ?

— Non, tu danses dans la salle des fêtes.


Un silence succède à mes paroles. Si j’avais Lisa en face de moi, je parierais la voir fermer ses paupières. Elle se laisse toujours aller à ce geste pour replonger dans ses souvenirs, comme si elle s’immergeait tout entière dans les entrelacs de sa mémoire.


— Il y a bien longtemps que je n’ai plus dansé le Madison ou quelconque valse, note-t-elle objective.


Je n’ose pas abonder dans son sens, encore moins sous-entendre que la valse n’est plus à la mode depuis longtemps. Je joue stratégique et l’encourage :


— Tu veux que je t’emmène en boîte ?


Je pensais qu’elle rentrerait dans mon jeu, mais à la place, elle se plaint, meurtrie :


— Hélas, j’ai beaucoup trop mal au pied.


Je fronce les sourcils, soudain inquiète. Il y a quinze jours, elle m’a parlé d’une coupure sur le pied gauche.


— Ce n’est toujours pas cicatrisé ? lui demandé-je étonnée.


Son absence de réponse me confirme l’importance de sa blessure. Ferme, je ne lui laisse pas le choix :


— Très bien, Lisa. Je viens vendredi avec le nouveau médecin. Je veux qu’il t’examine.


« Mamie têtue » ne relève pas ma remarque, préférant rebondir sur ce qui l’intéresse :


— Alors, il est comment le nouveau ? Beau gosse ?


Je m’étouffe littéralement de rire sous ce terme provenant de la bouche de la grand-mère. Plusieurs secondes me sont nécessaires pour reprendre mon souffle et décrasser ma gorge étranglée. Quand le rythme de mon cœur retrouve allure normale, je parviens enfin à le décrire.


— Il a l’air spécial, conclus-je enfin ma prose.

— Dans quel sens ? tente de comprendre Lisa, limière reconnue.

— Lunatique, tranché-je un peu trop vivement mon goût.


Je manque de fair-play. Je me radoucis pour exposer mes pensées :


— Disons que je n’arrive pas encore à savoir s’il va se plaire ou non, ici.


Depuis ma rencontre avec Mathias Léger, j’ai peur de l’espoir que je place en lui. Je crains qu’il ne s’évapore, qu’il me déçoive en n’allant pas au bout des trois mois d’essai. Lisa se lance alors dans un grand discours où elle montre les avantages incontestables, bien qu’un poil trop chauvin, de vivre à Baradoux. Pour elle, le futur du médecin va s’écrire là et nulle part ailleurs. Sa certitude m’émeut et me transcende. Elle y croit tellement que mes doutes se dissipent. Sa conviction, forte et inébranlable, usée par l’expérience, se propage et me rappelle ma propre foi. Depuis le début de mon mandat, je lutte contre le désert médical de notre village. Je ne baisserai pas les bras si facilement. Je rêve tout autant de l’horizon dont me parle Lisa avec assurance et sans peur. Mes épaules sont suffisamment larges pour renverser les hésitations du médecin, j’en suis persuadée. Je ferme les poings et sens une énergie débordante s’immiscer dans mes veines. Je remercie Lisa pour sa sagesse :


— Tu as raison. Je vais lui prouver, s’il a besoin de sens, que son avenir et celui du village sont liés.


Ce soir-là, au fond de mon jardin sous le ciel couleur de feu, je promets de ne plus me détourner de mon objectif. Je me battrai pour offrir à mon village le médecin dont il a besoin.


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39

39 commentaires

Mary Lev

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Il y a 6 mois

J’aime vraiment bcp le personnage de Lisa. Elle n’aurait pas vu un mariage dans les nuages par hasard ?

MarionH

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Il y a 6 mois

Peut-être ^^

Jean-Marc-Nicolas.G

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Il y a 9 mois

Bon chapitre il n'y a rien à redire l'etat d'esprit de la jeune maire est logique, la mamie est excellente, les vieux sont tous des marieurs!

Gottesmann Pascal

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Il y a 10 mois

J'aime tellement Lisa, elle est dynamique, pleine d'humour, toujours positive. Une adorable grand-mère pour ta Julie. Elle pourrait même être de bons conseils pour la relation avec Mathias.

MarionH

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Il y a 10 mois

Tu vas voir Pascal, Lisa est kn vrai phénomène ^^

camillep

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Il y a 10 mois

J’adore cette grand mère !!!

MarionH

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Il y a 10 mois

😁😁😁

Debbie Chapiro

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Il y a 10 mois

J'ai trouvé ce chapitre sous le signe du souvenirs très doux et poétique. Même si je suis d'accord avec Koyasjl sur le fait qu'il y a trop d'informations d'un coup, notamment à la fin de la partie 1. C'est beau comme cette jeune femme est attachée aux liens intergenerationels.

clecle

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Il y a 10 mois

Lisa est typiquement le genre de persos que j'adore. La grand-mère qui n'a pas sa langue dans sa poche et qui est super attendrissante 😍

MarionH

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Il y a 10 mois

Alors tant mieux, car Lisa va revenir souvent ^^
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