Fyctia
Chapitre 18 - Max
Truite arc-en-ciel, pommes de terre, cèpes, morilles, carottes… Sur la table de la cuisine, Max entassait les denrées qu’il avait collectées avant l’arrivée des novices. Bientôt la pendule indiquerait 19h, et son premier enseignement pourrait alors débuter.
Max se souvint, avec nostalgie, de son arrivée dans la thermosphère et de son premier vrai repas. La découverte des saveurs et de leurs cortèges d’odeurs avait laissé une empreinte indélébile dans son esprit. Le goût avait éveillé son instinct combattif qui depuis ne l’avait plus lâché. Dès la première bouchée, Max avait su que rien ne serait plus jamais comme avant.
D’ailleurs, ici, sur l’île, aucun des habitants ne regrettaient le Paah, un plat unique et insipide, distribué en masse dans le Nord et dans presque toutes les stations. Cette bouillie de synthèse sans saveur emplissait une seule fonction : perfuser des nutriments essentiels dans le corps malade de l'humanité condamnée. Une humanité que pourtant ni le paah, ni même la magie, ne pourrait sauver de ses propres dirigeants corrompus.
Sur l’île, la forêt et la ferme tenaient encore à distance les seigneurs de la lumière, ces politiciens qui avaient profité de l’arrivée du flux sur Terre pour étendre leurs pouvoirs et s’enrichir. En effet, ici, les ressources produites par la forêt et la ferme limitaient le commerce entre les seigneurs et l’université, et donc leur influence.
En résumé, l’autonomie alimentaire protégeait, en partie, l’indépendance de l’université. Les patates, les petits pois et les autres denrées empêchaient, pour l'instant, l’annihilation des derniers intellectuels de ce monde, au grand damne des dirigeants sans scrupule. Il était de notoriété publique que ces seigneurs auto-proclamés souhaitaient, tous sans exception, s’immiscer dans les décisions de l’établissement pour censurer les travaux gênants, s’accaparer les recherches et leurs applications lucratives, et bien évident distiller leur propagande.
Outre l’autonomie, la souveraineté alimentaire attribuait une individualité à chaque insulaire : eux n’étaient pas des numéros, ils ne mangeaient pas de paah comme le reste du monde ! La nourriture était un patrimoine commun aux habitants de l’île. Grâce aux aliments, les universitaires de la thermosphère cultivaient encore la notion d’hospitalité, dernier rempart contre la barbarie disait souvent Jude Klock.
L’arrivée de Simon tira Max de sa rêverie philosophique, un brin politique. Visage fermé, Mars essoufflé semblait avoir égaré, dans les couloirs ou ailleurs, son flegme à toute épreuve. Max s’apprêtait à le lui faire remarquer lorsque Let et Marcus déboulèrent à leur tour dans la cuisine.
- Whaou, s’écria Let à la vue des aliments. C’est joli. C’est pourquoi faire ?
Marcus qui, lui, avait reconnu immédiatement le caractère comestible des denrées étalées devant lui, murmura : « c’est comme dans les banquets mais en vrai ». Sous le regard courroucé de Max, il attrapa une truite crue et croqua à pleine dent dans son ventre charnu.
- Mais qu’est-ce qu’il te prend. Sauvage ! s’énerva Max sidéré par cet accès de gloutonnerie doublé d’ignorance.
- Bizarre, commenta Marcus la bouche pleine et l’air passablement écœuré.
- Plus personne ne touche aux aliments tant que je n’en ai pas donné l’ordre, s’emporta Max.
Quand Sven arriva quelques minutes plus tard dans la cuisine, tous les membres de l’équipe étaient réunis autour de Max. Des étoiles dans les yeux, silencieux et attentifs, les novices regardaient avec attention par-dessus son épaule. Muni d’un long couteau, la légende du Nord découpait religieusement des carottes en rondelles.
- Voilà ! Qui est-ce qui veut prendre le relais ? demanda-t-il.
- Moi, je veux bien chef, s’empressa de répondre Marcus en lui arrachant le couteau des mains. Je peux utiliser la magie, ça ira plus vite !
- Certainement pas, décréta l’instructeur intransigeant. D’abord, on apprend à cuisiner sans magie. Ensuite quand on a compris les bases, c’est possible. Mais pas avant.
- Un peu comme avec l’ingénierie et la magie. On apprend les deux séparément et après seulement on peut les combiner pour créer des sortilèges d’ingémagie, remarqua Marcus très à propos.
- Oui, voilà, grommela Max qui n’avait pas encore digéré le coup de la truite, et qui, de mauvaise foi, ne voyait pas vraiment le rapport entre l’ingémagie et les carottes.
- Y en a plus, chef ! T’as tout découpé, constata Marcus, visiblement déçu.
- Pour faire revivre les carottes, la magie est autorisée, concéda Max avec dignité.
Pour le plus grand bonheur des novices, il chantonna Bapabobajka en enroulant la langue autour de chaque syllabe comme il aurait sucé un os de poulet. Les lamelles finement découpées fusionnèrent pour former à nouveau huit belles racines pleines et entières, sous les applaudissements de l’assemblée subjuguée.
- Recommence ! aboya Max sans se laisser contaminer par cette ambiance bon enfant.
Simon, dont l'humeur semblait s'être éclairée subitement, trépignait. Emporté par son impatience, il suivait Max comme un ombre dans l’espoir de se voir attribuer, lui aussi, une tâche en cuisine. L’étudiant de deuxième année, qui avait remarqué son manège, trifouilla un moment le sac à légumes, avant de brandir un oignon.
- Qui veut s’en occuper ? lâcha-t-il avec indifférence, alors qu’il jubilait intérieurement.
Comme, il l’avait espéré, Mars tomba dans le panneau, et lui arracha le bulbe des mains.
- Je m’en occupe, s’écria-t-il aussitôt.
Avec infini gratitude et une pointe de mesquinerie, Max remercia silencieusement le dieu des petites vengeances et des revers karmiques.
- Tiens, te voilà un kilo. Ne t’arrête pas avant d’avoir tout fini, ajouta-t-il pour enfoncer le clou alors qu’il vidait le sac remplit d’oignons à la droite de Simon, à coté d’une grosse planche à découper.
Enfin, après avoir nommé Let et Sven responsable de la pluche des patates et leur avoir montré comment s’y prendre, Max, avec l’aide de Tania, s’attela au nettoyage des poissons. Il régnait dans la cuisine une atmosphère décontractée mais studieuse. Pour la première fois depuis sa nomination, Max se détendit un peu. Il entendait Mars reniflait régulièrement et imaginait, avec une pointe de sadisme, ses yeux rougis et de grosses larmes couler le long de ses joues.
Pourtant, ce moment de répit fût de courte durée. Alors qu’il terminait d’écailler la dernière truite, un cri aigu retentit à l’extérieur.
- Poa ! s’écria Simon avant de se ruer dehors sans se donner la peine d’enlever son tablier.
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