Rosa canina D'abord le chaos Chap 10 - Poa

Chap 10 - Poa

A peine arrivée dans sa cabine, Poa, les muscles endoloris et la peau maculée de poussière noire, se jeta sous la douche. L'eau chaude emporta avec elle les derniers vestiges de peur et d’adrénaline provoqués par les coups de fouets et l’attaque du Minotaure. Propre, la jeune fille enroula son corps constellé de dessins mouvants dans une serviette usée jusqu'à la corde. Seul son visage, ses pieds et ses mains étaient, pour l'instant, indemnes de marques inquiétantes.


La vapeur d'eau s’était condensée en perles sur le minuscule miroir au-dessus du lavabo. Poa approcha son visage et réunis ses cheveux bruns et bouclés sur le sommet de son crâne. Elle ausculta la base de son cou palpitant. Juste au-dessus de sa clavicule, une feuille s’était formée. Poa inclina la tête du côté gauche pour étudier son reflet dans la vitre embuée. La feuille, d'un vert profond, semblait presque respirer, ses nervures se gonflaient et se dégonflaient à un rythme lent. Cette chose était vivante, animée par un souffle invisible. Quand Poa toucha le limbe lisse, la feuille se rétracta aussitôt.


La jeune fille se souvint alors de ses visions du monde d’avant, de ce règne végétal qu'elle avait exploré en rêve. Ces images revenaient en force, plus vives que jamais. Des sensations aussi : le goût des mûres sauvages et celui des fruits de la passion, l’odeur de la lavande et des larmes de styrax. Comment de pareilles merveilles pouvaient-elles être une menace pour l’humanité ? Quel triste gâchis. Poa se souvenait avoir enfoncé ses racines dans la terre, s’être abreuver de l’eau pure des nappes souterraines. Elle se rappelait la caresse du vent sur ses feuilles, l’activité incessante des insectes, elle se rappelait le soleil et sa douce chaleur.


Une vague de panique la submergea, tout à coup. Et si ces feuilles n'étaient pas juste des marques, mais l’annonce d’un avenir funeste ? L'idée d'être changée en créature monstrueuse, assoiffée d'ombres, lui glaçait les sangs. Poa se souvenait parfaitement des histoires de son enfance que les vieux briscards de la Zone 5 contaient aux mioches crédules pour les effrayer.


Parmi ces légendes, mille fois entendues, nombre d'entre elles racontaient les méfaits de Baba Jaga : « Il était une fois, une bonne sorcière qui faisait usage de la magie des plantes. Un jour, la belle s’était laissée corrompre par leur pouvoir maléfique, depuis elle errait telle une ombre à la surface du monde.» Parfois, les vieux de la zone 5 utilisaient la crainte inspirée par Jaga pour se faire obéir des gamins indisciplinés : « la Jaga s’occupe des sales menteurs et des vilaines gamines de votre espèce. Si elle vient vous chercher, elle se goinfrera de votre chair, et ne laissera de vous qu’un tas d’os. La Jaga a déjà massacré une station entière, elle a zigouillé des centaines de personnes. Alors, faites bien attention à toi », rappelait avec délectation et un soupçon de méchanceté les vieux fossiles. Ils ajoutaient parfois : « Depuis ce jour, la magie des plantes est interdite. Tous ceux qui l’utilisent sont et seront perdus à jamais. »


Aujourd’hui, ces histoires sonnaient comme des prophéties aux oreilles de Poa. Et si elle devenait comme Jaga ? Et si elle perdait le contrôle et se changeait en créature monstrueuse. Et si elle tuait Simon, le seul être cher qui lui restait dans ce monde ? Et, si ?


L'idée d'être bannie de la station, envoyée seule dans ce monde hostile pour nourrir les ombres lui était insupportable, pourtant pour sauver Simon elle saurait s’y résoudre. Même si en réalité, le bannissement rimait avec une mort certaine, ou pire encore ! Poa leva les yeux vers le plafond, en espérant y lire une réponse gravée dans la taule jaunie. Mais il n'y avait là que le vieux néon enchanté qui pulsait sa lumière froide.


Le lendemain à 08h00 précise, après avoir frappé deux fois à la porte de la cabine 234, Poa pénétra dans la chambre de Jude Klock, un plateau chargé entre les mains.


- Petit déjeuner, annonça-t-elle platement.


Le président du comité ne leva même pas la tête, trop occupé à consulter une myriade d’écrans à matière blanche : du matériel ultramoderne, inspiré des rétroprojecteurs et des anciens systèmes holographiques. Dans la chambre, des images 3D se superposaient les unes sur les autres : des cartographies génétiques, des séquences d'ADN, des codages à barres du génome et même des analyses de cartes de marqueurs génétiques. Tout ça éparpillé au-dessus du lit, suspendu dans le vide, et projeté sur les murs, sur les portes et le plafond.


- Je viens pour le ménage aussi, renchérit l’orpheline d'une voix neutre.


Jude Klock leva les yeux dans sa direction, l'air distrait. Il ne sembla pas la reconnaître. À vrai dire, il ne sembla même pas l’avoir vu. Sans lui adresser un seul mot, le président replongea le nez dans à sa lecture.


Alors que Poa pliait les draps, son attention ne cessait de dériver sur les données étalées sous ses yeux. Le coin de l’édredon coincé entre les doigts, la jeune fille entra dans la contemplation hypnotique des documents. Jude Klock marmonna dans sa barbe quelque chose à propos d'un « ramassis d'inepties », qu’il agrémenta rageusement d’un « rien, aucune donnée concordante ! » Effectivement, Poa était bien d’accord, ce rapport semblait truffé d’erreur.


Klock la regarda, surpris.


- Une erreur ? Et de quoi s'agit-il ?


La jeune femme sursauta. Les joues cramoisies, elle aurait voulu disparaître. Poa n’avait pas eu conscience de parler à haute voix. Nerveusement, elle tira sur ses manches et remis en place le foulard qui lui servait à masquer la feuille de bryone dessinée à la base de son cou.


- Allons bon, mais parle bon sang ! s’emporta-t-il


Poa hésita un instant, mais sous le regard insistant de Klock, elle entama une brève explication.


- Ici, le gène mentionné sur le schema bj2 n'est pas impliqué dans la réponse au stress abiotique, mais dans la réponse immunitaire, précisa-t-elle, pointant du doigt la carte du gène en question.


Mal à l’aise face au silence de Klock, Poa tira d’un coup sec sur les draps du lit pour se donner contenance. Elle tapota sur les oreillers avec l’idée de se faire oublier. Sa diversion tomba à plat.


- Comment le sais-tu ?


Jude Klock fronça les sourcils. Il examina attentivement le document, puis regarda de nouveau Poa dont les connaissances en biologique le dépassaient.


- Comment sais-tu ça, fillette ? Les orphelines du Nord étudient-elles la génétique avant d’être assignée à récurer les toilettes ? demanda-t-il très sérieusement.

- Non, Monsieur.

- Alors, qui t’as appris ? la pressa-t-il, un peu radoucit par la mine effarée de Poa.

- Mon père, Monsieur.

- Et comment s’appelait ce grand homme jeune fille ?

- Professeur André Bernard, articula-t-elle avec cette fois dans les yeux une lueur de défis.

- Ah grand Dieu ! Décidément, les habitants du Nord n’ont pas fini de m’étonner. Toi, tu es la fille de Bernie !? s’esclaffa-t-il dans un rire tonitruant.




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