Fyctia
Mardi 1er décembre - 2/3
Après être passée de cabanes en cabanes pendant toute la matinée, je retourne à la rédaction en ayant retrouvé du poil de la bête, et en ayant sûrement pris trois kilos. Il faut dire que ce n’est pas facile de refuser de goûter les spécialités de tous ces exposants. Comme je m’y étais engagé, je suis retourné voir ce bon vieux Karl, et c’est avec une dizaine de mugs cartonnés remplis de vin chaud que je retourne au bureau. Une fois sur place, je distribue les boissons : un pour Elizabeth, deux pour les pigistes qui bossent en face de nous, trois pour les monteurs vidéos avec qui on va souvent boire des coups, et cinq pour l’équipe communication. J’ai gardé précieusement un dernier mug pour Richard, qui pense sûrement avec beaucoup d’innocence que je n’ai pas d’idées derrière la tête. Cette matinée m’a bien ouvert les yeux, je ne peux pas attendre en vain qu’on me donne ma chance. Il va falloir que je secoue avec conviction le cocotier des opportunités, car les micro-trottoirs me lassent terriblement. Les sourires forcés que mes collègues affichent en me regardant partir avec mon appareil photo, mon téléphone et mon carnet de notes, m’épuisent. Ils savent que je me coltine les petites interviews que personne ne veut se farcir, mais la vérité, c’est que ça commence à me fatiguer de ne pas être prise au sérieux.
Déterminée, je prends le dernier vin chaud qu’il me reste puis je fonce en direction du bureau de notre rédacteur en chef. Je toque deux coups sur la paroi vitrée de sa salle de travail. Alors qu’il me fait un geste de la main pour m’inviter à entrer, je lève le mug que je tiens et comme je m’y étais préparé, il esquisse un sourire.
– Ah, Salomé ! T’as pensé à moi, ça me fait plaisir !
– Un vin chaud spécialement préparé par le seul et unique Karl Parrott ! j’annonce toute mielleuse. Normalement il est encore chaud !
– Ce vieux sera enterré sur ce marché de Noël, c’est une certitude ! Merci à toi d’en avoir ramené à toute l’équipe ! C’est exactement cet état d’esprit que je veux voir naître dans notre open space, il faut plus de cohésion ! ajoute-t-il.
– J’en suis ravie, Richard. J’avais une question à vous poser d’ailleurs !
– Vas-y Salomé, je t’écoute !
– Ça fait déjà six mois que je travaille ici, je souhaiterais diminuer mon travail en micro-trottoirs pour travailler plus régulièrement avec les pigistes ou participer aux reportages que Jane et Vincent font. J’ai été recruté pour un poste évolutif, mais pour le moment l’évolution n’est pas trop au rendez-vous ! je lui souligne en restant la plus souriante possible.
J’ai beau être le genre de femme organisée, à anticiper le moindre événement, mon culot m’impressionne. Ça sonnait beaucoup moins direct dans ma tête, mais en voyant le haussement de sourcils de mon patron, je ne sais pas encore tout à fait si j’ai eu raison d’être aussi déterminée. Soit mon élan l’épate miraculeusement, soit je passe pour un ovni qui brûle les étapes.
– Salomé, tu as vraiment cru que j’étais le père-Noël ?
Bon, c’est loupé, il me prend clairement pour une arriviste !
– Voyons Richard, vous n’avez pas encore assez de rides, et ma fiche de paie n’affiche pas encore cinq zéros ! je lui réponds avec ma plus belle répartie pour encaisser ce petit échec.
– Tu es encore jeune, Salomé. Il faut prendre votre temps. Les micro-trottoirs sont très formateurs.
– Avec tout le respect que je vous dois, j’en fais toutes les semaines depuis mon arrivée. À force, je connais le travail. En toute transparence, dites-moi ce que vous attendez de moi pour que je passe à l’étape suivante, et je le ferai !
Je n’avais pas vraiment réfléchi à quelle serait ma réaction en cas de refus, mais mon naturel précautionneux ne fait pas le poids face à mes rêves qui me démangent. Mon boss a beau être le plus amical des rédacteurs en chef, je ne vais pas abandonner si vite. Son pincement de bouche me fait croire qu’il est en train de saisir que je ne suis pas seulement cette petite française docile qui part aux quatre coins de la ville sans sourciller.
– Ramène-moi un Pulitzer, et tu auras carte blanche ! lâche-t-il comme un imbécile heureux.
Si d’ordinaire, ses petites blagues me font sourire, là, j’ai envie de lui montrer mon majeur. Dans mon esprit, je m’imagine avoir le courage puéril de le faire, cela me fait marrer d’avance d’imaginer son visage béa. Je dois me rendre à l’évidence, je risque fortement de recroiser ce bon vieux Karl Parrott avant la fin du mois.
– Vous seriez impressionné si seulement vous preniez le risque Richard ! Mais ne vous en faites pas, je vais aller décharger mes photos pour que vous ayez l’article à 19 heures comme prévu !
– Ton tour viendra, Salomé. Sois patiente. En attendant, merci pour ce vin chaud, mais la prochaine fois, ramène-moi aussi une part de ce délicieux pain d’épices que prépare la femme de Karl, ça te fera gagner une étoile pour le classement du meilleur employé du mois ! ironise-t-il.
Là, c’est certain, mon esprit a bien envie de l’insulter. Dommage qu’il ne me reste pas une miette de gâteau coincée entre les dents, j’aurais pu lui offrir !
Après l’avoir remercié pour le temps qu’il m’a accordé, je ravale mon amertume pour rejoindre Elizabeth qui a l’air d’avoir fini de travailler pour ce matin. Occupée à scroller sur son téléphone, elle ne remarque mon arrivée que lorsque je me contorsionne pour brancher mon appareil photo à l’unité centrale de mon ordinateur.
– Alors, ça a donné quoi cette entrevue avec Richard l’escargot ?
– Je rêve qu’il t’entende un jour l’appeler comme ça ! je renchéris prise d’un petit rire nerveux.
– Vu ta tête qui pue le seum, je parie que ça n’a pas été concluant !
– Je ne sais absolument pas pourquoi je t’ai choisi comme amie !
– Tu n’as pas pu me résister, c’est différent ! Allez, viens avec moi, je dois déjeuner au nouveau restaurant bistronomique qui a ouvert sur la rue Vlaming. Ça réveillera tes habitudes de petite bourgeoise !
– J’avais presque oublié que tu es payé pour bouffer !
– Et surtout pour vendre du rêve à tous ceux qui ne savent pas où manger ! Allez bouge tes fesses, espèce de grognon !
***
Après une dizaine de minutes de marche et trois anecdotes Tinder totalement improbable racontées par Elizabeth, le serveur nous installe enfin au fond du restaurant. Sans demander la permission, je prends la chaise la plus proche du radiateur en fonte et enlève l’énorme écharpe qui me sert de couverture.
17 commentaires
Coeurs d'encre
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Alexenrose
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Séverine Balavoine
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Marine .P
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CarlaHay
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Marion Martinet
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