DianeVM Critérium La Cantine

La Cantine

Lorsque Franz pénètre dans l’enceinte, ses yeux cherchent le Chapiteau sur sa droite.

Sur une grande pancarte en carton, scotchée à même la toile au-dessus de l’entrée, quelqu’un a gribouillé au marqueur noir : « Vous qui entrez, laissez toute espérance ».

Franz ne laisse rien du tout, et décide d’ignorer le Chapiteau. Il ignore aussi le Dortoir, qu’il sait être quelque part sur sa gauche, moisi et déserté ; c’est vers la Cantine qu’il veut aller. Ses tripes ont faim, son âme a soif et Alois lui manque.

En chemin, la pluie se met à tomber, lourde de neige avortée, froide, pesante ; Franz remonte le col de son manteau.


#

L’entrée de la Cantine était bloquée par un Cerbère bourré, la barbe grasse et noire emplie de morceaux de nourriture. Il déclame une chanson paillarde évoquant des morpions en latin. Les yeux rougis d’alcool, il se tourne vers Franz et lui donne un grand coup de pattes dans le dos. L’épais manteau gris absorbe une partie du choc, Cerbère se marre et lui colle une bouteille de rhum bien entamée dans la main.

- De profundis… Morpionibus ! Bois, mon pote !

- Merci, plus tard peut-être.

- Il A PAS D’ORGANES ! OH ! IL A PAS D’ORGANES !

Cerbère s’étouffe de rire – ou de vomi, Franz n’est pas sûr – et lui arrache la bouteille pour se verser le reste dans le gosier, noyant ses incantations barbares à la source. Franz étant bien entendu pompier volontaire et sauveteur diplômé, il saurait probablement prendre en charge le coma éthylique de la Bête mais se tâtera bien profond avant de le faire.

Bon débarras.

La Cantine est une toile de tente encore plus sale que celle du Chapiteau, incapable d’abriter les âmes perdues qui attendent leur tour devant les trois grands tonneaux de nourriture. Si l’on peut appeler ça de la nourriture. Les cuisinières en tenue de fanfare touillent dedans avec d’impressionnantes cuillères en bois longues comme la bite de Cerbère. Elles ont toutes l’air d’en avoir trop vu, et pas assez dormi. Leur tambouille ressemble à la boue sous leurs pieds. Franz, qui n’a rien mangé depuis des heures, a un haut-le-cœur. Comment peut-on tomber si bas ?

Il lève les yeux et scrute la foule qui cherche refuge sous la toile. Tous plus sales et avinés les uns que les autres. Des petits flacons noirs passent de narine en narine – Poppers – leurs joues rougissent et leur respiration s’accélère, ils donnent libre voix à leur état d’exaltation sexuelle.

Il espère presque ne pas trouver Alois – pas ici. Alois qui organise des bals masqués dans son penthouse parisien, sur fond de musique classique et de culture transatlantique.

Le penthouse de son papa chirurgien. Ce n’est pas comme si Alois lui-même se l’était acheté… L’hédoniste en talons hauts préfère hériter que travailler.

Mais si élégamment.

Les critards devant lui sont-ils conscients de leurs tourments, ou bien pensent-ils toujours être assis à la grande tablée de la jouissance ? Et qu’attendent-ils de toute cette boue ? D’en ressortir plus grivois, malotrus et insensés qu’avant ?

Il aperçoit une grande silhouette aux bouclettes brunes de l’autre côté de la tente, sous la pluie verglaçante, insensible au froid : Anne. Franz ne la porte pas dans son cœur, mais il arrive à lui parler sans trop la mépriser.

- Sale temps.

Elle le regarde l’air narquois. A bien y réfléchir, Franz ne l’a jamais vue regarder autrement. Lui, le monde, l’univers, les seins de sa mère du fond de son berceau probablement. Qu’est-ce qui lui inspire cette blague sans fin ? Franz aimerait bien le savoir, pour la lui enfoncer bien profond.

- Hey. Je cherche Alois.

- Ça m’étonne pas…

Il sent sa légendaire patience le quitter.

- Pourquoi vous faites ça ?

- Ça quoi ?

Anne a toujours l’air d’en savoir un peu trop, sur tout. Mais sans jamais lâcher l’info. Insupportable.

- Tout ça. L’alcool, les déguisements… On pourrait juste apprendre à devenir médecins.

- Mais c’est ce qu’on fait. Et nous, ça nous fait des choses. Les gens qui meurent… Ça ne nous laisse pas indifférent, Franz.

- Mais arrête, Anne. C’est une excuse.

Ça y est. Il s’est emporté. Pour la première fois depuis… Longtemps. Non, pas si longtemps. Depuis sa dernière dispute avec Alois. Celle où il lui a reproché de ne pas s’ouvrir assez, alors qu’Alois est ouvert en permanence, expert en la matière de la béance intérieure, un refuge pour tous les nécessiteux spirituels, pour tous les apprentis hédonistes, les paumés, les envieux, les lubriques et les retors, pour tous ceux qui viennent susurrer à sa porte, tous ces crétins mielleux qui espèrent l’attirer dans leur lit, sous leur corps disgracieux et leur peau au grain trop épais ; mais celle de Franz l’est aussi, épaisse, il a ce défaut de la peau qui bouche ses pores et lui donne des boutons sur les bras, ça n’a jamais dérangé Alois, mais alors qu’est-ce qui le dérange, qu’est ce qui l’empêche de succomber à son charme comme Julie Bataille et toutes les autres avant elle, qu’est-ce qui rend Alois trop bien pour lui, trop spécial, trop cultivé, trop différent, trop…

- Il est au baisodrome.

- Hein ?

- T’as l’air d’avoir vraiment besoin de le voir.

Il ressent de la gratitude malgré lui.

Au baisodrome.

- C’est quoi ?

- Ahlala, Franz… Faut tout t’expliquer. C’est l’appart où on peut baiser tranquille.

- Pourquoi ?

- Pourquoi il y est ?

Franz se contente de la regarder. Anne est à moitié norvégienne. Elle ne fonctionne pas comme lui ; tout ce froid, ça a dû geler quelques lobes cérébraux, créer des zones qui n’existent pas dans un cortex normal. Ce n’est pas tant l’insistance narquoise de ses grands yeux bleus, toujours un peu rougis et cernés. C’est plus dans sa façon de deviner ce qu’on veut lui dire, ou ce qu’on veut l’entendre dire. Et elle le dit, mais jamais comme Franz l’aimerait.

- C’est qu’une bite, tu sais.

- Quoi ?

- Une bite. Une bite n’est rien qu’une bite. Il est au baisodrome parce qu’il aime se faire reluquer la sienne. Ça veut pas dire qu’il est pas fou amoureux de toi. Ça veut juste dire qu’il a un imaginaire. Tu sais ce que c’est ?

Elle se tapote le front avec l’index en souriant discrètement :

- Un imaginaire. Des pensées à lui. Des fantasmes, des envies… Tu sais, toutes ces choses qui rendent humaines… Non, tu ne sais pas, hein ?

Franz, malgré lui, rit son petit rire géné-sans-l’être.

- Il n’y a rien d’imaginaire à aller se vautrer au milieu d’une orgie.

- C’est quoi exactement, ce qui te dérange, dans le fait qu’il y soit allé ?

- Mais rien. J’ai juste envie de lui parler.

- C’est qu’il voie d’autres bites ?

- Ecoute, Anne. Je suis fatigué et j’ai conduit longtemps…

- Ou d’autres chattes ?

- Merci pour ton temps…

- C’est juste une bite, tu sais.

- Quoi ?

- La tienne. La sienne. Juste un organe. Détends-toi.


Tu as aimé ce chapitre ?

2

2 commentaires

NohGoa

-

Il y a 6 jours

Like express, pas le temps de commenter, désolée

Ava D.SKY

-

Il y a 7 jours

Likes de soutien en attendant de pouvoir lire. N'hésite pas en retour pour mon thriller si tu le souhaites ;)
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.