Fyctia
La Bibliothèque
- L'incontinence fécale... Vous imaginez ? L’incontinence fécale. Ça doit être comme un bon bain dans la Seine, mais dans la station d’épuration.
Franz se sent obligé d’intervenir, en sa qualité de tuteur d’anatomie et meilleur élève chronique.
- Ça peut être la conséquence d'un viol particulièrement traumatisant...
- Parce qu’il y a des viols sympas ?
- … traumatisant pour les tissus. Par exemple les viols en série, répétés ou avec des objets...
- Tu t'y connais bien, dis-moi ! Quel genre d’objets, à ton avis ?
Franz se passe de commentaire.
- Professor Franz, spécialiste es barbaria. Qui l’eut cru.
- C’est clair… Ouais et, l'incontinence fécale, quoi. Le bad !
Ils sont trois, assis en demi-cercle. Trois penseurs.
Franz les connait : Malve, Bolo et Joël. Assis en demi-cercle dans les fauteuils en cuir synthétique de cet euphémisme total nommé la Bibliothèque, ils bourrent le foyer de leur pipe avec du tabac épais, huileux et odorant qu’ils tapotent à tour de rôle avec le bourre-pipe. L’odeur, malgré l’aversion innée de Franz pour ce genre de substances, est agréable et épaisse comme la toison d’une vieille putain.
La Bibliothèque n’est en réalité que le foyer de la réception, désertée le temps du crit. Un meuble en aggloméré abrite quelques douzaines de livres de poche écornés.
Il s’est assis parmi eux en espérant une conversation adulte et informative sur la géopolitique en Asie centrale ou le cours de l’or (lui-même s’est acheté deux lingots récemment). C’est ce qu’il retire habituellement comme plaisir de leur compagnie, malgré une tendance au sarcasme qu’il juge parfois néfaste au débat.
Au lieu de ça, ils sont d’humeur trollesque.
Bolo, un petit chauve au sourire de requin, réitère avec insistance qu’une incontinence fécale est franchement la dernière des choses qu’on aimerait avoir dans une vie. Malve, bel homme et dépressif notoire, est parti dans un imaginatif de tous les viols consentis qui pourraient aller de pair avec un fétichisme scabreux. Joël, cynique éternel d’une gaieté aussi inexistante que sa pilosité crânienne, ne dit rien. Il se concentre sur le fumage, ajoutant de temps en temps un peu d’herbe.
- Non mais je préférerais encore qu’on m’ampute la bite, quoi.
Malve rigole.
- Normal, tu t’en sers que pour laquer tes chaussures…
- Au moins je m’en sers ! Contrairement à ceux qui restent bloqués sur des monts de vénus inaccessibles…
Malve lui fait un doigt d’honneur. Joël expire une épaisse volute de fumée et daigne prendre la parole.
- Intéressant de parler de mont de vénus pour désigner une chatte. Quand on sait que Venus est surnommée la jumelle maléfique de la Terre, que sa surface est plus brûlante que le cul de vos mères et que son ciel est rempli d'acide sulfurique...
- Du coup ça colle bien, non ?
- Ça colle surtout dans ta main, Bolo.
Bolo passe la pipe à Franz, qui décline poliment. La discussion dévie sur l’origine des surnoms de chatte (Bolo), le cul de la mère de Joel (Malve) et les vertus de l’acide sulfurique sur la gent féminine (Joel). Franz prend plaisir à écouter, ça l’empêche de penser à Alois – que faire, maintenant ?
Les trois critards font partie des rares étudiants dont Franz apprécie la compagnie. Leurs escapades dans la vulgarité crasse est sous-tendue de culture générale, et leur intellect lui paraît plus sain que la moyenne. Les doigts de Malve font des miracles en dissection ; quant à Joel, il pourrait presque être plus calé en anatomie que Franz, s’il ne passait pas son temps à lire de la littérature communiste dans le texte. Bolo est un peu moins utile dans l’ordre des choses, mais ses multiples passions et son narcissisme assumé sont amusants à observer.
Aucun des trois n’est affublé de peaux de bêtes ni de lunettes colorées, ce qui les rend éminemment sympathiques en la circonstance.
Bien bien. Mais que faire, maintenant ? Il ne va pas passer la nuit ici, à fumer une pipe avec les trois penseurs.
- Bon, Franz, assez palabré. Qu’est-ce que tu fous ici ? T’as pas des cellules à pipeter ?
- J’ai fini la partie expérimentale. Je me suis mis à rédiger. Je suis plutôt content des résultats…
Joel siffle entre ses dents.
- Impressionnant.
Malve saisit la pipe, tire dessus avec une capacité pulmonaire de pro. Il est le seul dont la stature égale celle de Franz, mais en plus étiré – sport d’endurance – moins de force.
- Tu nous en vois admiratifs, nous autres mécréants, condamnés à végéter dans l’envie sans espoir de t’arriver un jour à la cheville.
Il toise Franz et envoie une épaisse volute dans sa direction, visiblement satisfait de son propre sarcasme.
- Parle pour toi ! J’ai d’autres aspirations que de passer mon temps à pipeter, moi.
- Arrête ton char, Bolo, t’es déjà beaucoup trop vieux pour devenir maître du monde. T’as raté le coche. Achète-toi un chien, ça donnera sens à ta vie.
- J’ai déjà une tortue et une copine…
Les échanges progressent dans l’amabilité, permettant à Franz de se replonger dans ses pensées.
Ces trois-là, il les tolère. Mais les autres… Les autres. Pourquoi sont-ils tous si médiocres. Si laids et prévisibles. Il a un moment de mélancolie et s’imagine non sans une certaine volupté les bras musclés, la peau de pêche et le fin duvet blond de Julia Bataille ; la perfection. Sa petite voix humble et passive, derrière laquelle se cache… Quoi, au juste ? Il l’a plaquée. Ennui mortel. L’étoile de mer sous son corps d’adonis. Certes un peu velu, mais elle aimait ça, la petite. Les femmes aiment toutes ça, il se sait, ça les rend folles, les torses virils comme le sien, ça les renvoie à leurs débuts, accrochées à des lianes et croupissant dans le fond des grottes, le cul à l’air, prêtes à être engrossées pour un morceau de viande fraiche…
Il a pensé tout haut, les penseurs s’en mêlent.
Bolo : - Toutes des salopes, même dans leur grotte.
Malve : - Même en pleine grotte paléolithique, elles trouveront le moyen de te baiser. Elles t’enverront chercher du lait par moins quinze, de la barbaque en pleine nuit, comme si t’avais que ça à foutre. Et quand tu leur auras fourni tout le confort dont elles raffolent, elles te feront quand même passer au supermarché pour ramener des groseilles et des bas de contention…
Joël : - T’es frustré, mon pauvre. Le matriarcat t’as pendu par les couilles. Ça t’as pas fait du bien, ta rupture.
Franz rigole, prend la pipe et tire dessus. Tousse. Sa fréquence cardiaque monte à 110 puis redescend à un petit 80 ; tension sanguine : petit pic à 180. Putain. Il tousse encore, c’est épais, fort comme du vieux caoutchouc qui se désagrège dans ses alvéoles, âcre – et autre chose : vivant. Vitalisant. Ça l’emplit de réalité comme le foutre remplit une chatte ovulante de toute cette progéniture dont elle n’a jamais voulu. Tout ce foutu décor autour de lui – des âneries, des niaiseries d’enfants bourrés. Minable et inanimé. Cette fumée aussi épaisse que la merde collée à sa semelle, ça, c’est quelque chose.
Alois entre.
Alois.
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