Fyctia
La Salle Arc-En-Ciel ter
- Un Virgin mojito pour le Sieur ? demande gentiment Alois.
Le Sieur : le petit nom dont Alois l’a affublé, et dont Franz a retiré jusqu’à récemment une fierté sans bornes.
Virgin Mojito : il se fout de sa gueule. Franz n’est pas si premier degré qu’il en a l’air.
Il rit son petit rire gêné-sans-l’être, et fait un signe de tête en direction des bouteilles d’alcool.
- Toujours au plus près de la source ?
Alois ne perd pas son sourire, mais une ombre voile un instant son regard. Franz est satisfait de sa pique.
C’est comme ça que ça va se passer, maintenant. Pas de quartiers.
Les critards accoudés au bar le bousculent, quelqu’un passe une bande son typique de film pornographique des années 90, on imagine un cannibale narcissique dégustant la fesse d’un cadavre fraîchement créé. Un ballet de licorne galope autour d’eux. Alois sert un mojito solidement dépucelé à Franz.
- C’était bien, à New-York ? Le boulot ?
La question est pleine de sollicitude, et Franz a envie de le punir pour ça. Sévèrement. Au lieu de quoi il rit de nouveau son petit rire.
- Ça aurait été mieux si t’étais venu…
Alois lui offre un long regard désolé.
Franz s’imagine lui arracher une carotide.
Le boulot. Oui, c’était bien, enrichissant, stimulant, passionnant même. Il a pu assister au bloc opératoire tous les jours, du matin au soir, et prouver sa valeur à ses seniors. Oui, c’était bien. Le boulot. Alois, lui, y serait allé pour le plaisir et rien de moins.
Alois n’est pas venu, alors que Franz l’avait invité – avait libéré un Week-end entier juste pour lui, en plein milieu du stage. Ce qui les a laissés quatre mois sans se voir. Et Franz veut savoir pourquoi.
Ignorant visiblement les fantasmes violents de son interlocuteur, Alois clôt le sujet comme à son habitude, c’est-à-dire sans préavis.
- J’ai pensé à Flake quand j’ai décoré. Tu sais qui c’est ?
- Non.
- Le souffre-douleur de Rammstein, celui qui se fait sodomiser sur scène…
- Forcément, ça doit te plaire.
Alois se détourne pour servir deux critardes en chaleur. Elles flirtent avec lui de façon éhontée. Il répond avec grâce.
Les extrémités des doigts. Franz sait à quel point elles sont innervées. Et qui dit innervation, dit sensibilité ; à la douleur, notamment. Il s’imagine…
- Rammstein. C’est quoi, ça, comme référence culturelle ?
Alois lui lance un regard plat, Franz le soutient et attend. Un critard glapit qu’il lui faut une tournée de shots, Alois le sert, prend son temps, attrape une bouteille sous le bar, rit à la dernière blague de brutasse qui lui est lancée à la figure, s’approche de Franz et répond enfin.
- Mais tu as raison, tu sais. Nous, les Américains, nous n’avons aucune culture.
Franz se rend compte trop tard qu’il a effectivement réussi à vexer l’autre.
- Excuse-moi. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire…
Ils sont interrompus par une nouvelle tournée générale, et un critard, dos droit et front haut, qui vomit ses tripes sur les chaussures du voisin.
- Mais si, tu as raison. Vous, les européens, vous avez Beethoven, Van Gogh et Hugo. Vous avez la culture. Nous, nous n’avons que les bons movies.
- Il y a beaucoup de culture à New York.
- Tu as eu le temps de sortir ?
Non, bien sûr que non.
- Tu n’aurais fait rien d’autre, toi, j’imagine.
Alois rit, avec sincérité cette fois, et lève haut son cocktail.
- Epicurien que je suis !
La grande Anne se fraie majestueusement une tranchée jusqu’à eux, et enveloppe Alois de son bras, barrant la roue à Franz par la simple force de son regard antagoniste. Sa porcine compagne se place de l’autre côté d’Alois dans un jeu de miroirs absolument infantile, mais qui semble flatter leur victime : il se détourne de Franz sans un regard en arrière. Le trio hurle de plaisir partagé, les furies ont gagné et Franz se détourne, dégoûté.
Il rebrousse chemin, cette voie ne mène à rien. Il retrace ses pas jusqu’à la sortie, trébuchant sur l’une des pierres tombales qui jonchent le sol dans un rappel sordide de la réalité sous-jacente, sous les paillettes et les bulles à savon, dans le cul des licornes et la première goutte fiévreuse et collante pendue au gland des critards, cette réalité qu’une machine à popcorn ne pourra jamais suffisamment couvrir de sucre pour la faire disparaître. La réalité que tout médecin devrait connaître, et à laquelle Franz est confrontée à chaque seconde passée au bloc opératoire ou devant une table de dissection.
Tout meurt, tout flétrit. Toute chair finit par se décomposer dans un amas suintant de graisse liquéfiée et de muscles putréfiés.
#
Une fois dehors, le froid l’accueille chaleureusement et lui rend un instant sa composition. Ce n’est donc pas dans la Salle Arc-En-Ciel qu’il touchera au but.
Mais quel but.
Il lui faut une retraite, un endroit calme pour se rassembler.
- Hey. Y a un salon quelque part ?...
La critarde, saoule comme un goret, appuie ses mains sur ses genoux pour maintenir la station debout.
- Sais pas… T’as pas une clope ?
- Non. Une salle de repos ? Des canapés ?
- Ouais… Y a la Bibliothèque… De l’autre côté, là-bas…
Son doigt incertain montre vaguement l’autre côté de l’enceinte, le troisième mur de cette prison infernale, construit perpendiculairement au dortoir et d’une architecture tout à fait similaire, c’est-à-dire rectangulaire, grise et efficace. Le bâtiment comporte plusieurs entrées ; la plus éloignée est affublée d’une large pancarte en bois sur laquelle on devine, en block letters gothiques : « LA BIBLIOTHEQUE ».
- Si t’as pas de clope, tu veux baiser ?
- Non. Merci.
Il se met en route. Le ciel hivernal, profond et brumeux, l’attire en son sein.
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