Fyctia
La Salle Arc-En-Ciel bis
Quelqu’un a installé une machine à barbe-à-papa près du bar. L’odeur assaille les narines sensibles de Franz, sucrée et beaucoup trop rose. Le sol a été recouvert d’une dizaine de tapis aux poils longs, tous hauts en couleur et particulièrement doux sous les pieds, sans se soucier du fait que les bottes des critards colportent un mélange révoltant de boue, neige fondue, bouffe, vomi, pisse et plusieurs sortes d’alcool forts différents – ce qui confère à la mer de poils une vague teinte brunâtre qui rappelle à Franz l’urine d’un cancer de la vessie.
Bref. Alois est derrière le bar ; il sert des cocktails.
Ses yeux en amande, vaguement asiatiques et d’une douceur sans limites, se posent sur Franz. Les cheveux noirs, mi-longs et ondulés, sont attachés dans son cou. De toutes les personnes présentes dans cette pièce surchauffée, il est le seul qui ne transpire pas. Pas une goutte.
Le battement de cœur de Franz s’accélère, sa tension monte. Il déteste ça, quand sa tension monte. C’est à cause de sa tension qu’il a raté la dernière étape du parcours pour devenir pilote chez Air France. Un pilote qui risque de péter une durite en plein vol, ça n’est pas la politique de la boîte.
La volonté surhumaine de Franz contrôle immédiatement la situation, il retombe à 120/60 mmHg, son rythme de croisière, et ne baisse pas les yeux, ce qui renforce l’ourlet permanent aux coins de la bouche d’Alois.
Franz lui saisit la gorge de sa main droite et l’étrangle avec une jouissance colossale, éradiquant son sourire impertinent. Il lui enfonce la main dans la gorge et lui arrache la glotte. Il l’attrape par les couilles – est-ce qu’il en a vraiment ? – et les broie avec délectation.
Son enveloppe charnelle se contente de lui adresser un petit signe courtois de la tête.
L’amabilité exsude de toutes les pores de la peau irréprochable d’Alois. Franz le voit même à cette distance, dans la pénombre scintillante et entouré de licornes phosphorescentes.
Des boules à facette tournent autour de leurs têtes. Une chanson passe, les décibels sont tels que la musique pourrait provenir directement des parois osseuses de sa boîte crânienne. Il se tourne vers Michel, parce qu’il faut bien faire du Small talk, parce que Michel l’a laissé entrer et parce qu’il aime être en contrôle.
- Tu connais cette chanson ?
- Ouais, c’est le Boss qui la chante. I’m on fire. Et toi, tu crèches où ce soir ?
Michel semble douter du fait que Franz pourrait se retrouver en train de ronfler entre deux carcasses avinées à même le sol, entouré des effluves de parties génitales mal lavées surstimulées, sans serviette pour se laver ni possibilité de laver sa serviette après – Franz ne se sèche jamais deux fois avec la même serviette, ce qui l’oblige à avoir un stock conséquent par mesure de sécurité, dix au minimum, au rythme de deux lessives par semaine – sachant qu’au crit, l’eau pourrait très bien s’arrêter de couler si les brutes épaisses se mettent en tête d’économiser le prix d’une luge pour arracher les baignoires du Dortoir, tout en défonçant le mur derrière – et donc pour en venir à l’essentiel, pas d’eau courante signifie pas de douche donc pas de serviette –
- Je ne pense pas que je resterai.
- Ça fait loin pour repartir…
Exact. Dix heures de route. Mais entre ça et dormir ici, avec eux…
Michel lui attrape le bras :
- Tu connais le principe ? Ici, c’est l’arc-en-ciel. Ça tombe bien, c’est le bébé d’Alois. Je sais pas s’il pensait à ses champis ou à la fluidité des genres quand il a bossé dessus…
La fin de sa phrase est rendue inintelligible par la musique et les cris. La foule est dense, les critards dansent, boivent, fricotent.
- … Arc-en-ciel, je te jure. Il voulait juste gaver ses amis de barbe à papa jusqu’à leur refiler le dernier stade de diabète décompensé… Mate la machine à bulles, là-bas. T’y crois, toi ? Brillant… Juste brillant.
Michel a raison : dans un coin de l’appart, une machine à bulles régurgite des myriades de bulles de savon translucides, irisées et toutes plus merveilleuses les unes que les autres. Des filles en sous-vêtements mouillés dansent lascivement parmi elles, effectuant des mouvements de caresse autant destinés aux bulles qu’au spectateurs et à leur propre corps, ce qui incite à penser qu’il s’agit d’une seule et même orgie à laquelle tout le monde participe, Franz compris.
Alois porte une cape en velours rouge, lourde et brodée, royale. Le col est serti de broderies noires et blanches. Le bord est mité. Elle lui va incroyablement bien. Tout ce que porte Alois lui va bien, talons hauts y compris. Le ridicule semble le fuir aussi férocement que du vif-argent. Il est propre, paraît sobre. Tranquille et heureux. Sa vue confère des impressions subliminales de corps inodore, immaculé, d’une senteur de peau fraîchement savonnée et douce au toucher, mais ferme et vitale ; d’une propreté de l’âme et de la chair que Franz n’a jamais trouvé chez personne d’autre.
Franz s’approche de son objectif, enveloppé de son carcan d’impassibilité. Arrivé au bar, il se fraie un chemin jusqu’à être face à face avec son ami.
0 commentaire