Fyctia
La Salle Arc-En-Ciel
Il repasse devant la Cantine, mais la vue des corps nus et farouches du Dortoir lui a coupé le peu d’appétit qu’il aurait pu avoir. Les silhouettes qui touillent un semblant de nourriture dans de grandes bassines insalubres lui donnent envie de tirer un grand coup sur la toile de tente. Tirer un grand coup sur la toile du réel, masquer la bestialité, il n’est pas intolérant mais lui vaut mieux qu’eux, c’est un fait.
Combien de jours se sont écoulés depuis le début du crit ? Deux ? Trois ? Comment ont-ils pu sombrer aussi bas, en aussi peu de temps ?
Le bâtiment vers lequel il se dirige se trouve à angle droit du Dortoir ; il se trouve à flanc de montagne et délimite la partie arrière de l’enceinte. Tous les signes indiquent qu’il s’agit de l’endroit où aller. Les fenêtres sont ouvertes ou entrebâillées, les balcons sont remplis de critards, la fumée de cigarette se mélange aux flashs lumineux des boules à facettes et autres machines à créer du rêve.
Franz connaît le concept créatif du crit : chaque fac décore un ou plusieurs appartements selon le thème de son choix, dans l’espoir de remporter le premier prix – et donc, un maximum d’heures de baise défoncée par tête. L’extravagance est exigée, l’outrageux encouragé, mais c’est la décadence qui fait gagner. La sauvagerie de la décadence humaine.
Franz sait où aller. Il suit les immenses pancartes au motif arc-en-ciel, qui lui indiquent la voie à suivre. Inutile de demander à Virgile. Il connaît Alois, connaît son penchant pour le kitch, la folie douce et le motif arc-en-ciel.
Il débarque dans un couloir aux murs, au plafond et au sol recouverts d’une sorte de tapis en mousse rouge et molle, le matériau évoquant irrésistiblement l’intérieur du corps humain. Il grimace de déplaisir. Des guirlandes LED diffusent une lumière tamisée, sanguinolente. A chaque pas, des critards le dépassent ou croisent sa route ; il prend soin de n’en toucher aucun. Il est un lymphocyte migrant dans un vaisseau sanguin. Ou peut-être un macrophage – ça dépendra d’Alois. Si les réponses d’Alois ne lui plaisent pas, c’est peut-être en killer T qu’il ressortira d’ici.
Arrivé devant la porte de la salle arc-en-ciel, il est arrêté par deux furies au style vestimentaire tellement sexualisé qu’il en devient castrateur.
Franz a des appétences clairement définies. Les filles timides, réservées, qui rentrent les épaules et regardent en biais, n’osent pas lever la voix et s’habillent comme des grands-mères dépressives, ce sont celles-là qui l’attirent. C’est simple : on n’arrive pas à se les imaginer en train de baiser. Et c’est justement ça qui les rend fascinantes. Franz pourrait passer des heures à les visualiser, les introverties de ce monde, en train de lui avaler le membre comme après une grève de la faim ; en sous-vêtements, les cheveux lâchés, en levrette ou en épervier. La métamorphose ! Quelqu’un a sûrement dit un jour que tout l’érotisme de ce monde se situe à la lisière de l’impossible.
Bien sûr, les timides qui font l’étoile de mer, il ne s’encombre pas longtemps avec elles. Mais quand il tombe sur une perle rare comme Julie Bataille et ses biceps parfaits… Timide, introvertie et ambitieuse comme seules savent l’être ces petites princesses blondes et insécures qui veulent prouver au monde qu’elles sont plus qu’une petite jupette blanche du dimanche.
Il se demande une nouvelle fois ce qu’Alois cherche à prouver, et à qui. Le fait de ne pas trouver de réponse lui irrite la cervelle comme une méningite chronique.
Il reporte son attention sur les deux furies. L’une d’entre elle, la Grande Anne, lui est désagréablement connue. C’est la meilleure amie de Michel, l’homo qui ne peut pas le blairer, à défaut de vouloir le baiser. C’est aussi une lesbienne assumée. Et enfin, c’est l’une des plus ferventes admiratrices d’Alois. Inutile de dire que leur amitié lui a profondément déplu, et qu’elle n’a pas manqué une occasion de l’en informer.
Le fait qu’elle soit stationnée devant la porte de la salle arc-en-ciel confirme la déduction de Franz : de l’autre côté se trouve Alois.
- Tiens, tiens. Franz est parmi nous.
La Grande Anne place un bras langoureux autour du petit porcelet qui l’accompagne, bloquant l’entrée de la salle.
Les yeux du porcelet dardent sur le corps de Franz avec une envie évidente, et probablement permanente, pour toute chose plus esthétique qu’elle-même.
Les deux filles sont en bikini, mais seule Anne sait le porter.
Il sourit au porcelet – un sourire mêlant politesse, condescendance et surtout, le message silencieux et parfaitement audible que jamais, au grand jamais, un mâle parfaitement accompli tel que lui ne s’accouplera avec une ratée comme elle – et se tourne vers la Grande Anne.
- Salut, Anne. Tu me laisses passer ?
- Tu veux voir ton pote ?
- C’est qui lui ?
- Le meilleur pote d’Alois. Enfin, c’est ce qu’il aimerait bien être.
- T’as une tête de robot, mec.
- Elle a raison, tu sais. Tu pourrais montrer un peu d’émotion.
- Du vrai granit.
- Un bloc de pierre. C’est nous qui te faisons cet effet ?
Franz se contient, il sait rester civil en toute circonstance. Ce qui est certain, c’est que ni le porcelet, ni la Grande Anne ne lui font le moindre effet, à part une vague irritation. Elles ne le laissent pas passer. Autour d’eux, des critards pénètrent dans la salle sacrosainte, d’autres en sortent, mais Franz reste bloqué là comme un vulgaire touriste.
Il sent une rage silencieuse, froide et ancienne rigidifier son torse.
En dévisageant Anne, il émet son petit rire caractéristique, qui pourrait passer pour un rire gêné, poli ou réservé, pour tous ceux qui ne le connaissent pas.
- Vous êtes très belles ce soir, les filles. Je peux entrer ?
Les furies se jettent un rapide regard en coin. Le bras de la Grande Anne entoure encore les épaules du porcelet, elle tangue légèrement, mais c’est du bluff. Franz la soupçonne d’être parfaitement sobre. Elle est le genre de fille qui donne toujours l’impression de s’être arrêtée à l’aire d’autoroute la plus proche pour descendre sa culotte et se frotter la chatte contre une cuvette de toilettes jusqu’à en jouir. D’ailleurs, elle donne toujours l’impression de n’être qu’à deux battements de cœur de son dernier orgasme. Encore du bluff. Elle a de beaux yeux bleus cernés d’épaisses paupières noires. Dommage – parfaitement imbaisable.
Dans la fraction de seconde avant leur réponse, il poursuit :
- Qui ne dit mot consent…
- Tu peux pas dire ça de nos jours !
- Ouais, putain ; c’est pas woke.
Michel apparaît alors derrière l’épaule de Franz. Michel, le meilleur ami de la grande Anne, incapable de regarder Franz sans le déshabiller mentalement et profondément vexé par l’absence totale de réceptivité de son fantasme.
- Tiens, c’est cool de te voir ici. Allez, viens.
Et aussi rapidement qu’elles ne sont montées au créneau, les furies abandonnent la lutte. Michel ouvre la porte, fait signe à Franz de le suivre, et ensemble, ils pénètrent dans l’antre des licornes sous coke.
1 commentaire
NohGoa
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Il y a 9 jours